Le 5 mai 1950, trente-deux concurrents présentent leurs machines à Ciudad Juárez (dans le Chihuahua), une ville mexicaine située à proximité de la frontière des États-Unis, pour le départ de la première édition de la Carrera Panamericana Mexico. Ils ne le savent pas encore, mais ils s’apprêtent à affronter la course automobile la plus dangereuse du monde. Neuf étapes. Six jours de course. Près de trois mille cinq cents kilomètres représentant la partie mexicaine de l’axe reliant l’Alaska à la Terre de Feu en Argentine, du nord au sud du continent américain. Six jours de compétition débridée à travers les plaines désertiques du Nord, les montagnes de la région centrale et la forêt tropicale du Sud. Un parcours dantesque mené à vive allure sur route ouverte. Enfin, plutôt des pistes en sable ou au goudron vraiment abîmé. Une course sans filet. Où la bravoure tient lieu de dopant.
La «Pana» a été créée pour célébrer l’ouverture du tronçon mexicain de la panaméricaine, un réseau de voies rapides qui relient l’ensemble des Amériques. À l’origine du projet, don Enrique Martín Moreno souhaite s’appuyer sur le retentissement international que ne manquerait pas de conférer l’épreuve sportive pour développer le tourisme et ouvrir des opportunités commerciales. Il reçoit l’appui des autorités fédérales et du gouvernement mexicain, ainsi que du président Miguel Alemán Valdés. La première édition n’est ouverte qu’à des voitures de série et n’intéresse que les campeadors locaux ou nord-américains.
L’univers de la compétition automobile américain, au premier rang duquel figure Wilbur Shaw, directeur de l’Indianapolis Speedway, apporte son soutien à la Carrera Panamericana et convainc de nombreux pilotes de prendre part à cette gigantesque épopée. Au milieu des surpuissantes berlines américaines dégoulinant de chrome, les deux Alfa Romeo 2,5 litres de Piero Taruffi et Felice Bonetto paraissent bien esseulées. Favoris sur le papier, les deux champions italiens laissent les lauriers à une Oldsmobile. L’Américain McGriff est le premier à franchir la ligne d’arrivée le 10 mai à Tuxtla Gutierrez, dans le Chiapas. Il a couvert les 3504 kilomètres à 124,75 km/h de moyenne. La course est une réussite. C’est une fête qui fait descendre les Mexicains dans la rue et sur les routes, au rythme des mariachis.
L’année suivante, la «Pana» change de date et de sens. Elle se court en novembre pour attirer les grands pilotes européens et américains, et du sud au nord. Terminer près de la frontière des États-Unis facilite le retour des Yankees chez eux. Sans compter que les infrastructures sont plus développées de ce côté-ci, ce qui garantit un rayonnement plus important de l’épreuve. La course à l’armement débute. Les moyennes de 1950 sont explosées. Alléchés par la perspective d’ajouter la course réputée la plus exigeante à leur palmarès, les meilleurs pilotes du monde commencent à effectuer le déplacement. Les principaux constructeurs de voitures de course aussi. Enzo Ferrari est le premier à comprendre l’intérêt d’envoyer ses engins et ses pilotes. En 1951, il confie deux coupés 212 Inter à Taruffi-Chinetti et Ascari-Villoresi. Bariolées de stickers de sponsors, quasiment une première à cette époque, les deux bolides italiens, bleu et blanc-bleu, ne laissent à personne le soin de leur voler la vedette et les lauriers. Le premier équipage remporte la deuxième édition devant sa voiture sœur, à 141,929 km/h de moyenne.
Les organisateurs exultent. La Pana fait désormais partie des épreuves qui comptent, au même titre que les 24 Heures du Mans ou les Mille Miglia. Le 19 novembre 1952 à Tuxtla Gutierrez, le plateau ne manque pas d’allure. Lancia a engagé trois Aurelia B20. Gordini a dépêché une voiture pour Jean Behra. Ferrari a construit quatre modèles spécialement pour le Mexique, des 340 America carrossées par Giovanni Michelotti pour Vignale. Avec le V12 4,1 litres de 285 ch, les monstres rouges sont bien armés pour conserver leur couronne. Mais Mercedes aussi s’est décidé à venir, à la demande de l’importateur local. Victorieuse en juin dans la Sarthe, l’écurie allemande a une réputation à défendre. Le directeur de l’équipe envoie une véritable armada outre-Atlantique: trente-cinq personnes, deux avions, deux camions, quatre 300 SL de course, une autre de reconnaissance, trois cents pneus et un système de communication radio sophistiqué. À la suite de l’élimination des voitures italiennes, le trophée revient à la 300 SL de l’équipage Karl Kling et Hans Klenk. Les vainqueurs reviennent de loin. Lors de la première étape, à pleine vitesse, un vautour a heurté le pare-brise de la 300 SL. Blessé au visage, Klenk racontera «qu’il vit le rapace exploser et finir sa carrière dans le fond de l’habitacle de la voiture». Mercedes, qui ne perd pas le nord, transforme la mésaventure en coup de pub. Et fait imprimer des dizaines de milliers de cartes postales racontant l’accident sous la forme d’un dessin.
L’année suivante, la Carrera prend du galon. Elle compte pour le premier championnat du monde des marques de l’histoire. Ce label déplace 172 participants dont les principales écuries, à l’exception de Jaguar. «Trop loin, trop cher», dira William Lyons. En l’absence de Mercedes parti relever un autre challenge, la victoire ne doit pas échapper à une voiture italienne. Entre Ferrari et Lancia, les paris sont ouverts. La firme turinoise paraît la mieux préparée avec une organisation digne du constructeur germanique. Elle aligne cinq voitures, dont trois spiders D24 pour Fangio, Taruffi et Bonetto. Le champion du monde argentin part seul. Pas question de risquer la vie d’un équipier.
Les événements lui donnent raison. Dès la première étape, Stagnoli et son copilote Scotuzzi se tuent avec leur Ferrari. C’est le début d’une liste noire qui comptera aussi des spectateurs et Bonetto. En tête au départ de la 4e étape, ce quinquagénaire, qui pilote la pipe entre les dents, appuie comme un sauvage. À l’entrée du petit village de Silao, à plus de 220 km/h, sa Lancia décolle sur une saignée plus profonde et s’écrase contre un réverbère. Fangio se retrouve seul en tête. Au volant de sa Ferrari, Maglioli aura beau gagner les trois dernières étapes, parcourant les 358 kilomètres en 1 heure 36 minutes et 30secondes, soit une moyenne de 222,590 km/h, il ne pourra jamais refaire son retard et laisse l’Argentin ajouter le Mexique à son palmarès. Cinquième, Louis Rosier est le meilleur tricolore au volant de sa Talbot aux couleurs de Bisquit.
Le championnat 1954 joué avant la fin, Ferrari et Porsche sont les deux seules grandes écuries à se rendre au Mexique en novembre 1954. Le petit Spyder 550 de Hans Herrmann termine sur la troisième marche du podium. Depuis ce jour-là, Porsche décide d’annexer le label Carrera pour ses modèles les plus sportifs. L’épreuve récompense Umberto Maglioli. Sa Ferrari 375 Plus a parcouru les 3069 km à 173,702 km/h de moyenne. Plus personne ne fera jamais mieux. À la suite de la tragédie du Mans en 1955, qui fait plus de 80 morts dans la foule, les autorités se désengagent. Ce n’est qu’en 1988 que l’épreuve renaîtra sous la forme d’une rétrospective.
La femme de la course: Jacqueline Evans
Cette Anglaise n’est pas la première femme à prendre le départ d’une course automobile mais c’est l’une des rares à avoir risqué sa peau sur les routes mexicaines. L’actrice court en 1953 sur un coupé Porsche 356 peint aux couleurs d’Eva Peron, l’une de ses idoles à qui elle souhaite rendre hommage, mais sera disqualifiée. Elle retente sa chance en 1954, sans plus de succès.