Est-ce pour promouvoir le Marsala, liqueur apéritive, dont sa famille est l’un des principaux producteurs, ou pour démontrer que sa Sicile vénérée vaut par autre chose que ses célèbres bandits que Don Vincenzo Florio (1883-1959) crée la Targa? La légende veut que l’idée d’une épreuve sportive automobile «sur ses terres» lui a été soufflée par Henri Desgranges, directeur du journal L’Auto. Issu d’une famille de commerçants et d’armateurs comptant parmi les plus riches d’Europe, le jeune Florio – il n’a que 23 ans à l’époque – n’en est pas à son coup d’essai lorsqu’il lance sa course dans le massif des Madonies. Il a déjà l’expérience de la Coupe Florio organisée l’année précédente sur une boucle Brescia-Cremona-Mantua-Brescia.
Le 6 mai 1906, dix concurrents s’alignent au départ d’un parcours de 148,822 kilomètres, une boucle passant par Staz di Cerda, Caltavuturo, Castellana, Petralia Sottana, Geraci, Isnello, Campofelice, à couvrir trois fois. Alessandro Cagno est le premier pilote à recevoir la «Targa» («plaque» en italien) en métal précieux remise au vainqueur. L’année suivante, portée par son label international, la Targa Florio attire des engagements de premier plan. Le succès est de courte durée et les éditions suivantes, Florio est obligé d’engager des voitures qu’il confie à des fanatiques locaux pour gonfler le plateau. Avec ses quelque 1 000 virages et son revêtement cassant et glissant, la Targa impressionne. Devant le peu d’intérêt qu’elle suscite, l’organisateur change de formule. Place au tour de Sicile, une épreuve longue de 1000 kilomètres. Le jeune Anglais Snipe, assisté de son mécanicien Pedrini, sort victorieux d’une course dantesque qui aura duré plus de vingt-trois heures. À bout de forces mais disposant de plusieurs heures d’avance sur ses poursuivants, le Britannique s’autorise même une sieste réparatrice sur le bord de la route. Il faudra un seau d’eau déversé par Pedrini pour sortir le pilote de son sommeil et le remettre sur le chemin de la victoire. L’organisateur a retenu la leçon et pour l’édition 1913, l’avant-dernière avant les premiers coups de canons de la Grande Guerre, le tour de Sicile est divisé en deux étapes afin de ménager la résistance physique des équipages.
Une course pleine de rebondissements
Le 23 novembre 1919, la Targa Florio est la première épreuve européenne à renaître. Parmi les engagés, on note la présence du jeune Enzo Ferrari sur une CMN. La course, disputée sur un tracé de 108 kilomètres, est remportée par la Peugeot d’André Boillot, au terme d’une multitude de sorties de route. La dernière se déroule à l’approche de l’arrivée. Troublé par une foule nombreuse au milieu de la route, Boillot pile, bloque les roues et termine dans le fossé à un mètre de la ligne… Aidé de son mécanicien, il remet la Peugeot sur la route et passe l’arrivée en marche arrière! Devant les sifflements de la foule transalpine, il fera demi-tour et refranchira l’arrivée dans le bon sens. La Targa fourmille d’anecdotes. Alberto Ascari voit deux années de suite la victoire lui échapper dans les derniers mètres. En 1923, victime de son impétuosité, il effectue un tête-à-queue à quelques centaines de mètres de l’arrivée. Douze mois plus tard, c’est sa magnéto qui casse à quelques encablures du drapeau à damiers.
Chaque année, les concurrents doivent affronter une foule de rebondissements. Tant que l’on n’a pas passé la ligne, ce n’est jamais gagné. C’est une course à donner le tournis. À rendre malade. Un virage surgit tous les 100 mètres. Impitoyable pour les suspensions, pénible pour les moteurs, hasardeux pour les pilotes, ce circuit bénéficie d’une aura particulière. Ajoutez les caprices de Dame Nature et la foule indisciplinée, qui envahit la route, et vous avez une idée des difficultés de la Targa.
À partir de 1925, chaque marque connaît son heure de gloire. C’est d’abord Bugatti qui domine les débats avec son fameux Type 35 pendant cinq ans. En 1928, il échappe de peu à une femme. Au volant de sa 35B, Elizabeth Junek accomplit des prouesses sur le circuit des Madonies. Au deuxième tour, la pilote tchèque mène la danse devant, excusez du peu, Campari (Alfa Romeo), Divo et Conelli (Bugatti). À l’approche du dernier des cinq tours, alors que l’on compte déjà près de six heures de pilotage, la fatigue se fait sentir et Mme Junek baisse de rythme. Elle finit finalement cinquième, derrière Chiron (Bugatti). Puis, c’est au tour d’Alfa Romeo d’entrer dans l’histoire. La victoire se joue parfois à des détails. Sous le violent orage qui s’abat sur le circuit, les pilotes de la firme milanaise peuvent se féliciter de bénéficier d’ailes qui les protègent des projections de boue et de pierres. Le changement de formule, en 1932, avec un nouveau parcours de 72 km à couvrir huit fois n’empêche pas Alfa de poursuivre sa moisson de succès. Florio prend du recul. L’Automobile Club de Palerme s’occupe de l’organisation de l’épreuve.
1948: le monde panse ses plaies. La Targa se relève une nouvelle fois. Cette année-là, la jeune marque Ferrari cueille l’une de ses premières victoires. L’épreuve retrouve le petit circuit des Madonies et son père fondateur, Vincenzo Florio. Pilotes et constructeurs rêvent tous de remporter la Targa, considérée comme un morceau de bravoure. Son intégration au Championnat du monde des marques, à partir de 1955, lui vaut de changer de dimension. Elle devient le passage obligé des principaux protagonistes pour le titre. En signe de reconnaissance à ce terrain qui lui a si souvent réussi, Porsche détient le record de victoires, il baptisera une silhouette de carrosserie de la 911 «Targa». La première des onze survient en 1956. Elle est à l’actif d’Umberto Maglioli, le seul pilote avec Olivier Gendebien à avoir remporté trois fois la Targa. Douze mois plus tard, la Targa devient une épreuve de régularité sous la pression de l’opinion publique traumatisée par l’accident dramatique survenu aux Mille Miglia. Une brave Fiat 600 l’emporte. La parenthèse se referme et la course de vitesse retrouve ses droits. 1959: la Targa est orpheline. Le 6 janvier, Florio est mort, bien loin de son île, à Épernay. La famille du créateur et les autorités sportives reprennent le flambeau. Le 24 mai, dès 5 heures du matin, le neveu de Florio donne le départ d’une épreuve qui devient un nouveau terrain de la lutte Ferrari-Porsche.
Tous les pilotes sont unanimes. C’est l’une des épreuves routières les plus dures qui soit. En 1963, Jean-Pierre Beltoise raconte sa première: «Ce tracé représente un banc d’essai idéal pour un débutant. Il faut conduire la plus grande partie du circuit à vue, même si l’on a pu parcourir le tracé dix ou vingt fois lors des essais. Il ne s’apprivoise pas facilement. On se tient au milieu et, dans chaque virage, on cherche à garder la corde pour profiter de la pente de la route. Gare aux ornières et aux petites bornes qui jonchent le bord des routes en Italie. Les virages se succèdent à une cadence effrénée. Il faut donc adopter une cadence de dérapage contrôlé sur près de 70 km, sans avoir un seul instant pour se relâcher. René Bonnet mettra ainsi 30 km pour attraper une bougie de rechange qui roulait sous ses pieds. Outre le sol glissant et poussiéreux, le plus éprouvant est de naviguer entre deux rangées de spectateurs.»
Les villages en fête, la ferveur des populations ne sont plus compatibles avec la présence de prototypes de plus en plus performants. Cet anachronisme dangereux prend fin en 1977 lorsqu’une barquette Osella quitte la route, tuant deux spectateurs.