Le XXe siècle a à peine sept ans. C’est encore le temps de la grande Russie du tsar Nicolas II. La France, sous le régime de la IIIe République, vient de voter la séparation de l’Église et de l’État. En Asie, la Chine panse ses plaies. À peine sortis de la guerre sino-japonaise, les Chinois subissent la férule européenne. Durant cette période, l’homme commence à apprivoiser l’automobile à pétrole. Cette invention, qui ne laisse aucun pays indifférent, va permettre de rapprocher les peuples.
Dans cette course de vitesse, la France dispose d’une nette prééminence. Plus de six cents constructeurs sont répartis sur le territoire en 1900. En ces temps héroïques, les épreuves sportives représentent un excellent moyen de promouvoir les progrès d’une industrie balbutiante, mais aussi d’afficher sa supériorité. C’est dans ce contexte que, le 31 janvier 1907, le quotidien Le Matin lance le défi d’un raid automobile insensé. «Y a-t-il quelqu’un qui accepte d’aller, l’été prochain, de Paris à Pékin en automobile?» Un voyage extraordinaire de 16.000 kilomètres. Le plus grand test d’endurance que l’automobile ait jamais subi. Comme le marquis de Dion, pionnier de l’automobile et cofondateur de l’Automobile Club de France, apporte une réponse positive dans la journée, la légende rapporte qu’il ne doit pas être étranger à l’idée. Il propose d’engager trois véhicules. Finalement, les organisateurs décident d’inverser le sens de l’épreuve, une arrivée à Paris étant plus à même d’assurer un retentissement maximal. Malgré la récompense de 10.000 francs or promise au vainqueur, peu d’amateurs se bousculent. Il faut dire que ce voyage dans l’inconnu a de quoi refroidir. Pour le moins périlleux, ce périple suppose une bonne dose de courage, voire d’inconscience. Beaucoup doutent de sa réussite. Et comme les responsables du transfert des véhicules de l’Europe à Pékin exigent une caution de 2000 francs, l’affaire du siècle faillit capoter avant d’avoir commencé. Cinq équipages au lieu des vingt-cinq espérés se présentent en fin de compte au départ.
De Dion-Bouton confie deux modèles 10 ch à Georges Cormier et Victor Collignon, assistés respectivement du journaliste Eduardo Longoni et du chef mécanicien Bizac. Le Français Auguste Pons, père de la chanteuse Lily Pons, engage un tricycle Contal de 6 ch. Charles Godard, un Français original, accueille Jean du Taillis, un journaliste du Matin, à bord de sa Spyker 14/18 ch néerlandaise. Pour lui, les affaires ont mal démarré. Avant même que sa voiture embarque sur le bateau, il a déjà accumulé 60.000 francs de dettes. Le seul étranger, un Italien, n’est autre que don Scipione Borghese.
Le dixième prince de Sulmona et de Montecompatri a préparé le raid avec minutie. Au lieu de piocher dans sa flotte de onze véhicules, il acquiert auprès de l’Itala Fabbrica di Automobili de Turin un véhicule adapté à l’expédition, une version 25/50 ch à carrosserie spéciale propulsée par un 4-cylindres 7 litres. Elle comporte trois sièges, deux à l’avant, un à l’arrière, logé entre les deux énormes réservoirs de 150 litres chacun. Son Altesse emmène dans l’aventure son fidèle chauffeur Ettore Guizzardi et Luigi Barzini, l’envoyé spécial du Corriere della Sera et du Daily Telegraph, chargé de relater l’épopée. Si le prince italien prend le départ, c’est avant tout pour rendre visite à son frère don Livio, en poste à la légation italienne de Pékin. Sa femme, donna Anna Maria, l’accompagne.
À la joie du prince de retrouver son frère don Livio se mêlent quelques inquiétudes. Les trois cents premiers kilomètres allant de Pékin à la Grande Muraille et à Kalgan, à travers le massif du Chingan, seraient totalement impraticables pour une automobile. Pour en avoir le cœur net, rien ne remplace une reconnaissance. Le temps de seller les chevaux de la légation italienne, et voilà les deux frères partis vers le nord, explorant les ravins et les routes défoncées. Après six jours et près de 500 km, ils reviennent rassurés. L’Itala pourra se frayer un chemin sur les routes de montagne.
Lundi 10 juin: le grand jour est enfin arrivé, non sans avoir dû vaincre quelques tracas. Supportant de moins en moins les humiliations européennes, le gouvernement chinois a bloqué la délivrance des passeports. Mais tout finit par rentrer dans l’ordre. À 8 heures du matin, les concurrents se retrouvent dans la cour de la caserne Voyron, où un détachement des forces françaises présente les armes. Le temps de quelques discours et des embrassades et à 8 h 30, Mme Boissonas, femme du premier secrétaire de la légation de France, libère les cinq équipages. Le prince Borghese ouvre la route, en compagnie de sa femme. Le premier jour, les concurrents ne couvrent guère plus de 60 km. Dans son édition du 11 juin, Le Figaro s’interroge: «Les verrons-nous jamais arriver?» Le terrain ardu impose une progression extrêmement lente vers Kalgan. Une fois franchie la chaîne du Chingan, le désert de Gobi permet aux équipages de parcourir 160 km par jour. À bord de l’Itala, Barzini passe ses journées à noircir des carnets de notes. Et comme les moyens de communication sont limités, pendant que les équipages affrontent les obstacles d’un parcours vraiment hostile, leurs familles vivent dans l’angoisse d’avoir enfin des nouvelles. Chaque jour est une épreuve. Cent fois, mille fois par jour, ces aventuriers se maudissent de s’être lancés dans pareille croisade. Mais ils échappent au Gobi sournois et à ses steppes meurtrières. Ils franchissent des lacs sans pont, sans gué et parfois sans radeau. Cela vaut parfois mieux. Près du lac Baïkal, un pont de bois cède au passage d’un véhicule, qui pique du nez dans le lit d’une rivière.
Depuis Pékin, l’Itala fait la course en tête. Loin devant. Filant parfois à 100 km/h. Un mois après le départ, elle a déjà franchi l’Oural. Le 5 août, elle effectue une entrée triomphale dans Berlin. Cinq jours plus tard, don Scipione est aux portes de Paris. La Garde républicaine vient à sa rencontre au pont de Joinville. Des drapeaux français et italiens flottent aux mâts de la capitale. La caravane se fraye difficilement un chemin jusqu’au pied de l’immeuble du Matin. «Vive le prince!» scande le public. Borghese apparaît au balcon. L’hymne national italien retentit. Le bruit de l’explosion des bouchons de champagne est étouffé par les ovations d’une foule en délire. Le prince n’en oublie pas ses bonnes manières. Il adresse un télégramme à la direction de Pirelli: «Sommes arrivés avec pneumatiques avant montés à Omsk. Sommes très satisfaits. N’avons utilisé que 16 enveloppes et chambres depuis le départ de Pékin. Borghese.»
Vingt jours plus tard, les derniers concurrents touchent les rives de la Seine. Seul Pons manque à l’appel: tombé en panne dans le désert de Gobi, il a été recueilli par des nomades.
L’homme de la course : Don Scipione Borghese
Avec le prince Scipione Luigi Marcantonio Francesco Rodolfo Borghese, on plonge dans l’Italie des aristocrates. Dans un français remarquable, l’époux d’Anna-Maria, la fille du propriétaire de l’île de Garde, déclare à l’arrivée: «Je vous remercie, messieurs, pour la chaleur de votre accueil, mais je crois que vous avez exagéré. Nous ne fûmes pas des héros, mais simplement des hommes patients. Nous pouvons y associer la persévérance. Tout le secret de notre réussite fut de ne jamais penser à Paris, mais de mener à bien l’étape du jour.»