Il est 16 h 30, ce 15 mars 1961. L’Hôtel restaurant du Parc des Eaux-Vives affiche complet. Depuis la terrasse, vue grandiose sur les arbres centenaires, le lac Léman et les sommets alpins qui barrent le ciel. Jaguar a convié la presse pour dévoiler la star du Salon de l’auto de Genève qui ouvre le lendemain matin. Un ovni, une ligne époustouflante, déjà une œuvre d’art. «Tu la vois, tu la veux», commente un spécialiste. Un profil de félin, 4,45 m de pure élégance, un habitacle pour deux et un capot sans fin qui sert d’écrin au six-cylindres en ligne 3,8 litres de 265 ch, hérité de la Type D, gloire des 24 Heures du Mans. La Jaguar Type E commence son règne. Il durera jusqu’en 1974, l’année où le dernier exemplaire sort des usines de Coventry.
Loin de ces grâces genevoises, le monde esquisse la modernité qui le conduira aux portes de l’an 2000, rebat les cartes de l’après-guerre, cède aux impatiences des baby-boomeurs. Kennedy vient de s’installer à la Maison-Blanche (20 janvier) et lance: «Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays», porté par l’euphorie de sa Nouvelle Frontière. Ce qui n’empêche ni le désastre de la baie des Cochons à Cuba (16 avril), ni, en mai, l’envoi de 15.000 «conseillers» militaires à Saïgon.
Avant que se libèrent les imaginaires sur le campus de Berkeley ou dans les rues de Paris, l’heure est au raidissement, aux positions figées et aux postures martiales. À peine la Jaguar Type E (pour les puristes la E-Type, prononcez «i-taïpe») est-elle présentée que Iouri Gagarine, 27 ans, décolle ce 12 avril à bord de la capsule Vostok 1 pour 108 minutes de vol orbital. L’Union soviétique gagne la bataille du premier homme dans l’espace. La réplique américaine vient cinq mois plus tard, en septembre: «Nous avons décidé d’aller sur la Lune», lance JFK en révélant le programme Apollo. Le 21 juillet 1969, Neil Armstrong plante la bannière étoilée sur notre satellite. Victoire américaine.
La Cavern, temple des Beatles
Retour à 1961. Le 4 juin, le sommet de Vienne entre les deux K, Kennedy l’Américain et Khrouchtchev le Soviétique, vire au dialogue de sourds. La géopolitique des blocs est figée pour plus de deux décennies. Au matin du 13 août, le monde occidental découvre avec effarement que les autorités est-allemandes construisent un mur à Berlin, le long de la ligne qui démarque l’Ouest de l’Est. Le symbole absolu de la guerre froide, une tombe pour 238 des anonymes qui tentèrent de le franchir, abattus par les Vopos.
À la marge, les convulsions des temps anciens se manifestent pendant que jaillissent les élans d’un monde neuf. Le dalaï-lama en appelle à l’ONU, déjà pour réclamer l’indépendance du Tibet, et Yves Saint Laurent solde ses années Dior en créant sa propre maison de couture. En septembre, comme un demi-siècle plus tard, les Kurdes d’Irak se révoltent et exigent un territoire autonome, pendant que les Beatles chantent à la Cavern de Liverpool, avec leur premier batteur, Pete Best. En moins de deux ans, ils y livreront 292 concerts et repartiront avec Ringo Starr. Au Bourget, Rudolf Noureev saute par-dessus les barrières de l’aéroport et demande l’asile politique à la France. Accordé. L’étoile du Kirov deviendra directeur de l’Opéra de Paris en 1983.
Changement de décor: au Mali, Modibo Keïta est élu président de la jeune république. Aussitôt, il demande l’évacuation rapide des 2 200 soldats français qui, dans le désert du nord, veillent sur la frontière avec l’Algérie… André Malraux, ministre des Affaires culturelles, vient en personne à Bamako suggérer un peu plus de discernement.
À Paris, de Gaulle doit juguler la fronde de ceux qu’il baptise«un quarteron de généraux en retraite». On est le 21 avril. Challe, Zeller, Jouhaud et Salan signent le putsch qui proclame l’Algérie française. Ce coup de folie dure cinq jours: le 26, la bande des quatre rend les armes. Les attentats signés par l’OAS ou le FLN n’empêchent pas la jeunesse française de se mobiliser pour de nouvelles causes. L’inoubliable Retiens la nuit chanté par Johnny, 18 ans, passe en boucle à «Salut les copains», l’émission bientôt culte d’Europe n° 1. Via Londres, le rock américain d’Elvis, Buddy, Chuck et les autres déboule à Paris sur la scène du Golf Drouot. Le jean et le blouson de cuir noir habillent les rebelles qui cassent les fauteuils, y compris pour Bécaud dont la chanson Et maintenant (paroles de Pierre Delanoë) reste six mois en tête du hit-parade avant de devenir une référence planétaire.
Pour un peu, la France aurait la tête dans les étoiles. Goscinny et Uderzo inventent Astérix le Gaulois, aussitôt érigé en fierté nationale. Les enfants, eux, sont fascinés par Sophie, une girafe en caoutchouc de 18 centimètres. Pour sa part, Dieu… créa la femme, merci Vadim, et la moue de la plus belle de toutes reste de longs mois à l’affiche. En ces temps-là, dans les salles obscures, il y a un documentaire pour mettre en appétit et des entractes animés pour patienter jusqu’à l’arrivée de Bardot, merci Brigitte. Dario Moreno s’empare du mythe naissant et livre le tube de l’été dédié à la belle: «Brigitte Bardot, Bardot, aucune fille au monde n’est aussi sympa que toi.»BB, elle, roule déjà en Type E. Son mari, l’acteur Jacques Charrier, a eu le premier coupé livré en France.
Un grand millésime
Au début de l’année, le XV de France remporte le Tournoi des cinq nations. Durant l’été, Jacques Anquetil revêt le maillot jaune du Tour de France dès la première étape. Il ne le quitte plus jusqu’à Paris, un exploit. Quant à la météo, elle livre une année exceptionnelle pour les vins de Bordeaux et un excellent millésime en Bourgogne. L’euphorie gagne, la consommation s’emballe, les chantiers de construction comme les usines tournent à plein, les automobiles se décapotent, Renault Floride, Peugeot 404, la DS 19 aussi, bien sûr, et les filles découvrent l’agrément des collants. La minijupe peut être inventée, l’émoi des universités aussi.
En attendant de découvrir la plage qui se cache sous les pavés, les garçons rêvent devant la dream car, icône des Swinging Sixties. La Type E, coupé ou cabriolet: une silhouette à tétaniser le regard, les 1 000 m en 30 secondes, double arbre à cames en tête, quatre roues indépendantes, freins à disques, berceau avant tubulaire, pont arrière avec différentiel à glissement limité, boîte Moss 4 rapports, intérieur cuir pleine peau Connolly, on n’avait jamais vu ça. Un nectar pour les initiés et les amoureux. Un exemplaire bleu foncé opalescent, roues fil, entre au MoMA de New York en 1996. Un sacre. Le pilote Jackie Stewart en a fait «une des plus grandes voitures de l’histoire britannique». Dont acte, main posée sur l’Union Jack. Enzo Ferrari, maître ès automobiles, fit même s’agenouiller le cheval cabré: «La Jaguar Type E est la plus belle voiture jamais construite.» Respect. Le temps n’est pas venu altérer l’hommage du Commendatore. Tu la vois, tu la veux.