Sale temps en ce début 1955, la météo fait des siennes. Le 16 janvier, un ouragan balaie la France avec des rafales allant jusqu’à 190 km/h. Suivront des pluies diluviennes qui engendreront la troisième plus forte crue du siècle. Les Français ont les pieds dans l’eau mais la tête dans les étoiles. Pour eux, tout va très bien, merci. Les salaires montent en flèche, le chômage n’a jamais été aussi bas, ils ont confiance en l’avenir. Alors ils s’adonnent sans compter aux plaisirs de la consommation. Réfrigérateurs, gazinières dernier cri… Mieux, cette année, la machine à laver le linge fait son entrée dans les magasins d’électroménager. Mais comme souvent, les États-Unis ont une longueur d’avance. Là-bas, sous le nom de Radarange, un nouveau mode de cuisson, mis au point par Percy LeBaron Spencer, fait son apparition dans les cuisines. Chez nous, les ménagères n’entendront parler du four à micro-ondes que plusieurs décennies plus tard!
L’esprit serein, chacun peut tranquillement songer aux vacances maintenant que les trois semaines de congés payés ont été entérinées. Les plus chanceux embarqueront-ils à bord de cette Caravelle d’Air France dont on parle tant? L’avion à réaction dédié aux transports effectue ses tout premiers vols, une occasion rêvée d’aller découvrir ce fameux Disneyland qui doit ouvrir ses portes en juillet, à Los Angeles. Plus sûrement, les congés payés emprunteront la nationale 7 au volant de leur 2 CV ou de la Traction familiale en fredonnant Méditerranée, le nouveau tube de Tino Rossi… Ou la route de la montagne, en quête de sensations fortes: fin août, à Chamonix, le plus haut téléphérique du monde entre en action.
En tout cas, pour l’instant, il n’est pas question de changer de voiture. Le Salon de l’auto de Paris, et son lot de nouveautés, ne se tiendra qu’à l’automne, sous la coupole du Grand Palais. Il va bouleverser la donne. Le 7 octobre 1955, jour de l’inauguration, Citroën frappe un grand coup avec son modèle à l’esthétique futuriste, la DS 19. En un quart d’heure, 749 commandes sont passées. À la fin de la première journée, 12.000. On se bouscule autour de la corbeille où est présenté le véhicule.
Une déesse pour la route
«Par son style, sa technologie, sa facilité d’usage, la DS représente une véritable révolution», estime Marc-André Biehler, responsable du patrimoine de la marque Citroën. Plus de châssis mais une structure autoportante. La carrosserie effilée marie de nouveaux matériaux tels le plastique et des alliages d’aluminium. À l’intérieur, tout n’est que design et volupté: moquette, sièges moelleux, espace dégagé, tableau de bord profilé comme une aile d’avion d’où l’on peut atteindre toutes les manettes… Du volant monobranche tellement fin aux poignées de porte intérieures d’un genre nouveau en passant par l’éclairage, les moindres détails ont été pensés pour s’inscrire dans la modernité. Mais ce n’est là que la partie émergée des qualités innovantes de celle qu’on surnomme déjà la Déesse. Sa vraie force, c’est son système hydraulique utilisé non seulement pour la suspension hydropneumatique avec correcteur d’assiette et hauteur constante au-dessus du sol, quelle que soit la charge, mais aussi pour l’embrayage, les freins à disques – une première sur un véhicule de série – et la direction. Ce petit bijou fait la couverture de Paris Match avec Gina Lollobrigida qui en a pris le volant. «Il faut retenir trois noms pour la conception de la DS, poursuit Marc-André Biehler: Flaminio Bertoni, sculpteur italien, Grand Prix de Rome. C’est lui qui a imaginé sa silhouette à la demande de Pierre Bercot, le patron de Citroën, qui voulait une automobile très différente. André Lefebvre, l’ingénieur en charge des études, s’est spécialement penché sur l’aérodynamique, Paul Magès s’est occupé de l’hydraulique.» Contrairement à l’imposante Traction Avant tout en noirceur à laquelle elle succède, la DS 19 mise sur la couleur. Robe champagne-toit aubergine, anis-bleu grisé, jaune poussin-ivoire… la palette ose toutes les audaces du bicolore. Cette séductrice jouera longtemps les guest stars dans des longs-métrages: Fantômas, en 1964, qui l’équipe d’ailes rétractables, Le Cerveau,film aux 5 millions d’entrées de Gérard Oury, Retour vers le futur(1989) et, en 2002, Attrape-moi si tu peux de Steven Spielberg…
Mais surtout, elle offre un plaisir de conduite incomparable et une tenue de route à l’avenant. Pas étonnant qu’elle séduise les pros du rallye. Au cours de sa carrière de sportive, elle remportera deux fois celui de Monte-Carlo, autant le Critérium des neiges, le Tour de Belgique et bien d’autres compétitions.
Aller de l’avant, vivre vite, pour toute une génération, il s’agit de foncer en cette année 1955, de laisser loin derrière soi l’horreur de la guerre. L’aviatrice Jacqueline Auriol bat le record du monde de vitesse à 1087 km/h. James Dean, lui, crashera sa fureur de vivre et sa Porsche 550 Spyder sur la route 466, en Californie. Il n’est pas le seul à disparaître cette année-là: Albert Einstein tire lui aussi sa révérence en avril.
Des informations que les Français apprendront sur les ondes. L’oreille collée à leur transistor, ils écoutent Europe no 1. La toute nouvelle station de radio ose les sujets qui dérangent, embrument le ciel bleu de prospérité. Qu’en est-il de la torture en Algérie? La France s’apprête à y envoyer 120.000 hommes.
Le général de Gaulle séduit par la DS
Dans un bus de Montgomery, en Alabama, Rosa Parks, femme noire de 45 ans, refuse de céder son siège à un Blanc. Martin Luther King la soutient et demande à ce que soient boycottés les bus de la ville. Un an plus tard, la Cour suprême déclarera illégales les lois ségrégationnistes de Montgomery. La solidarité fait la force. L’Europe de l’Ouest le sait bien, elle aussi. Le 8 décembre, son Conseil se dote d’un drapeau à douze étoiles sur fond azur, symbole précisément de la solidarité qui unit les pays qui la composent. Trente ans plus tard, il deviendra l’étendard de la Communauté européenne. De son côté, l’Est aussi fait bloc. En réaction à l’intégration d’une RFA réarmée dans l’Otan, huit nations, URSS en tête, signent le pacte militaire de Varsovie par lequel elles se jurent une assistance mutuelle.
En France, le général de Gaulle n’a pas encore pris les manettes du pouvoir en tant que président de la République, mais il a déjà fait l’acquisition d’une DS, séduit par les performances du véhicule et son format bien adapté à sa grande silhouette. Dès son arrivée à l’Élysée, il l’imposera comme voiture officielle, en noir exclusivement, dans une version Prestige dotée d’une vitre de séparation entre l’avant et l’arrière. Celle immatriculée 1 PR 75, fabriquée par les ateliers Henri Chapron, sera la sienne à l’Élysée. Réputée pour pouvoir rouler sur trois roues tant son équilibre est parfait, la DS lui sauvera la vie lors de l’attentat du Petit-Clamart. Malgré des pneus criblés de balles, la voiture poursuit sa route sans ciller!
En vingt ans, 1.456.115 exemplaires sortiront des chaînes de l’usine de Javel, à Paris, de Forest, en Belgique, et de Slough, à l’ouest de Londres. Le dernier en 1975… Clap de fin sur une époque. Et début d’une autre. En 2010, les deux célèbres consonnes reprennent du service. Citroën cherche à monter en gamme et DS incarne une certaine idée du luxe et de la performance, au point de devenir une marque à part entière qui donnera naissance à la DS 3 et à une nouvelle génération de véhicules. Dernière en date: la DS 5. Comme son illustre aînée, elle fait partie de l’écurie de l’Élysée.