Elle est arrivée un jour de décembre. Le minot que j’étais comprit tout de suite à l’attroupement qu’elle avait déclenché dans le village que la folie paternelle n’avait rien d’une voiture comme les autres. C’était un cabriolet Type E 3,8 litres série 1 en tout point identique à celui qui, vingt ans plus tard, rejoindra la collection permanente du Musée d’art moderne (MoMA) de New York. Une consécration pour la fameuse sportive de Jaguar, que les Anglais prononcent E-Type (i-taïpe) et dont la simple évocation déclenche une pluie de superlatifs et de dithyrambes. Quand il découvrit la voiture, le peintre Salvador Dali s’exclama: «Elle est belle comme une femme.» Enzo Ferrari n’ira pas jusque-là mais la légende circule qu’en la voyant pour la première fois, il déclara: «C’est la plus belle voiture jamais construite.» Rarement un véhicule n’a fait autant l’unanimité. Quel que soit le public -passionné ou profane-, le magnétisme opère.
» LIRE AUSSI – L’automobile de collection fait toujours rêver
Phénomène impensable à l’ère des réseaux sociaux et de l’information en continu, le secret de la révélation de la sportive anglaise au Salon de Genève de mars 1961 avait été préservé jusqu’au bout. Cela enveloppait l’événement d’un aspect sensationnel. Bob Berry, le responsable des relations publiques de la marque, s’était même payé le luxe de descendre par la route depuis l’usine le coupé couleur gris canon de fusil immatriculé «9600 HP». On imagine la stupeur des automobilistes qui croisèrent la route de cet engin encore non identifié qui démodait tout ce qui roulait à l’époque. Avant de s’exposer aux regards des visiteurs de l’exposition helvétique, la E fut présentée à la presse, dans le parc des Eaux-Vives de Genève, par sir Williams Lyons, le président du constructeur.
Ce bolide faisait entrer la voiture de sport dans une nouvelle dimension. «Comme la DS a révolutionné les canons de l’automobile en 1954, la Type E révolutionnait la voiture de sport. Même soixante ans après sa naissance, sa ligne continue de marquer les esprits. Elle est invraisemblable», assure François Melcion, l’ex-patron du Salon Rétromobile et possesseur d’un coupé. «Aujourd’hui encore, elle reste l’une des plus belles voitures jamais construite. Elle est intemporelle», ajoute-t-il. Son capot qui s’étire comme un cigare constitue le trait le plus marquant de la silhouette fuselée. Il renvoie un côté phallique. Ce capot sans fin épouse des formes sensuelles, toutes en rondeurs et marquées par une ceinture de caisse très basse. Dans la circulation d’aujourd’hui, la Type E passerait presque pour un jouet. La longueur ne dépasse pas 4,45 m; la largeur n’excède pas 1,65 m; la hauteur 1,21 m.
Sa légende se nourrit d’anecdotes croustillantes. On raconte qu’apprenant la présentation de la Jaguar à l’occasion du Salon de Genève, l’acteur Jacques Charrier aurait quitté précipitamment le tournage du film Le Commando traqué, à Rome, pour rejoindre sans délai la Suisse et passer commande. Le mari de Brigitte Bardot aura le premier coupé livré en France. Un mois après Genève, au Salon de New York, Frank Sinatra aurait dit: «Je veux cette voiture, et tout de suite.» Comme de nombreuses personnalités du show-business et du monde sportif, George Harrison, le guitariste des Beatles, roulera en Type E.
Un rêve accessible
À Genève, sur le stand de la marque de Coventry, c’est l’émeute. Clients et curieux veulent approcher ses deux versions -coupé et cabriolet. Jaguar n’avait jamais vu ça! En quelques heures, il enregistre 500 commandes. C’est que le bolide anglais ne saurait se résumer à des lignes audacieuses esquissées par l’aérodynamicien Malcolm Sayer. La ferveur dont il fait l’objet repose aussi sur sa technique et ses performances. «La Type E a donné un coup de vieux à la production de l’époque. Elle était plus moderne qu’une Ferrari 250 GT considérée alors comme le summum de la voiture de sport», ajoute François Melcion.
La Type E possède un sacré pedigree. Elle dérive de la fameuse Type D sacrée trois années de suite (de 1955 à 1957) aux 24 Heures du Mans. Comme la D, la E repose sur une cellule centrale monocoque à laquelle s’ajoute un berceau tubulaire à l’avant pour porter le groupe motopropulseur, la direction et la suspension. La E innove aussi avec des freins à disques, un équipement peu répandu au début des années 1960, et une suspension arrière indépendante. Le moteur qui se découvre entièrement en basculant le capot vers l’avant est le légendaire six-cylindres en ligne XK couvert de gloire sur les circuits du monde entier, dans une évolution portée à 3,8 litres. Il affiche une puissance impressionnante de 265 chevaux quand le 12 cylindres de la Ferrari 250 GT se contente de 240 chevaux dans son exécution civile. À une époque où les limitations de vitesse nous sont encore étrangères, les performances fascinent: 240 km/h. Plus que la vitesse, c’est le comportement équilibré et l’agilité qui font merveille et qui éclipsent tout ce qui roule. Si la Type E est aussi convoitée, c’est qu’elle représente un rêve accessible. En 1962, son prix de vente ne dépasse pas 37.500 francs alors que ses rivales, l’Aston Martin DB4 GT et la berlinette Ferrari 250 valent presque deux fois plus cher, respectivement 72.000 et 73.500 francs.
Soixante ans après de glorieux débuts, son pouvoir de séduction est intact. Longtemps préféré, le cabriolet est désormais supplanté auprès des aficionados par le coupé. On ne se lasse pas d’admirer sa ligne à couper le souffle dont la principale caractéristique est le toit fast-back se terminant sur un hayon vitré à ouverture verticale. Les amateurs du bolide anglais privilégient la série 1 à moteur 4,2 litres, sans doute la version la moins produite, mais la plus gratifiante à utiliser.
Jaguar ose des rééditions
Rien n’arrête les Anglais de Jaguar. Quitte à choquer les collectionneurs, le constructeur de Coventry exploite jusqu’au bout le filon de la construction de répliques de ses modèles les plus mythiques. Après avoir donné naissance en 2014 à une série de six répliques de la fameuse Type E Lightweight, puis réédité successivement la XKSS à neuf unités, la mythique Type D à vingt-cinq exemplaires, puis annoncé récemment vouloir faire de même avec la Type C, Jaguar a décidé de célébrer les soixante ans de la Type E, en commercialisant une série de six paires de voitures -un coupé et un cabriolet. Ces deux modèles sont strictement identiques au coupé gris fusil connu sous l’immatriculation «9600 HP» et au cabriolet vert anglais capote beige «77 RW» présentés au Salon de Genève 1961. À la différence des reproductions de la version de course Lightweight, construites à partir d’une feuille blanche, les douze Type E de la série «60 Edition» sont réalisées à partir de modèles 3,8 litres de 1963 à restaurer.
» LIRE AUSSI – Jaguar Type C, la renaissance d’une championne
Ces voitures seront facilement reconnaissables. Sans doute pour ne pas heurter les possesseurs de la version originale, le département Jaguar Classic Works a remplacé le logo «Jaguar» apposé au milieu de la calandre par un badge créé spécifiquement pour les répliques. Celles-ci se distinguent encore par quelques détails. Sur le tunnel central, près du frein à main, la plaque en acier accueille la gravure du parcours emprunté par les deux Type E pour se rendre par la route à Genève en mars 1961. L’agrément et la fiabilité des douze Type E profitent aussi d’une boîte à cinq rapports tous synchronisés, d’un allumage électronique et d’un système multimédia intégrant la navigation et la connexion Bluetooth. Le tarif d’une paire n’a pas été divulgué, mais il doit être excessif, car deux sont encore à vendre