«C’est un jour très spécial pour notre famille», souffle Ginevra Elkann, la voix brisée par l’émotion. Mercredi 22 septembre , devant un parterre de personnalités réunies sur le toit-terrasse du Lingotto, dont ses frères John et Lapo Elkann, et le Français Olivier François, l’actuel patron de Fiat, la petite-fille de l’Avvocato, Gianni Agnelli, donne le coup d’envoi du nouveau Lingotto. Et de poursuivre: «Mon arrière-arrière-grand-père Giovanni Agnelli serait très fier de savoir que nous avons réconcilié l’art, l’automobile et la nature, ses grandes passions, dans ce lieu qu’il a imaginé.» Première usine de la Fabbrica Italiana Automobili Torino (Fiat), le Lingotto fait partie des symboles de l’industrialisation de l’Italie. Ce lieu pétri de souvenirs ouvre aujourd’hui un nouveau chapitre de son histoire plus que centenaire.
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Au tournant du XXe siècle, le sénateur Giovanni Agnelli prend part à la grande aventure automobile encore balbutiante en fondant la Fiat. Avant les années 1910, deux voyages à Detroit pour rencontrer Henry Ford le convainquent d’abandonner l’artisanat pour s’inscrire dans une logique industrielle. L’essor de l’entreprise passe nécessairement par une réorganisation des moyens de production et des méthodes de travail. C’est ainsi que dans les années précédant la Première Guerre mondiale, ses ambitions se concrétisent par la construction d’une usine.
Giovanni Agnelli choisit le Lingot, un quartier populo de Turin, situé sur la rive gauche du Pô, non loin du centre historique de la ville. Il charge l’ingénieur Giacomo Mattè-Trucco, qui travaille pour la Fiat depuis 1908, de concevoir l’ouvrage. Les travaux débutent en 1916 ; dès mai 1917, le rez-de-chaussée peut être utilisé. Il faut attendre trois années de plus pour que la partie la plus spectaculaire et sans équivalent du Lingotto, une piste d’essais aménagée sur le toit, voie le jour. L’usine est opérationnelle en février 1922, et le roi Victor Emmanuel II l’inaugure en personne le 22 mai 1923. Mussolini lui emboîte le pas en octobre 1923.
Un modèle d’architecture
Conçu sous le signe de la fonctionnalité, le bâtiment fascine. Il est composé de deux corps longitudinaux, chacun de 507 mètres de long et de 24 mètres de large. Ils sont réunis par cinq éléments transversaux. Les deux édifices longitudinaux de quatre étages hébergent les ateliers de construction des véhicules, depuis les presses jusqu’aux dernières opérations, en bout de chaîne. Les traverses accueillent les espaces de pause et de services. Ce qui fait tout le sel et l’intelligence de cette réalisation architecturale, c’est bien évidemment la piste d’essais installée sur le toit et composée de deux lignes droites de 443 mètres raccordées par deux virages relevés.
Perché à près de 30 mètres de haut et offrant pour principal horizon les collines piémontaises alentour, ce circuit permettait dans le plus grand secret de tester les premiers prototypes à peine sortis du bureau d’études mais aussi de vérifier le fonctionnement des véhicules de série assemblés aux étages inférieurs. Les monte-charges logés dans les traverses et assurant l’accès des autos au toit-terrasse sont remplacés après le début de l’exploitation du site par deux rampes hélicoïdales. Situées à chaque extrémité de l’édifice, ces constructions majestueuses desservant tous les étages de l’usine sont des modèles d’architecture.
Visiteur régulier des lieux, Le Corbusier ne tarissait pas d’éloges sur le Lingotto. L’apôtre de l’Esprit Nouveau est fasciné par ce monument dans lequel il voit «un document pour l’urbanisme». L’intérêt que porte l’architecte à l’usine Fiat est symptomatique de l’influence réciproque que l’automobile et l’architecture ont eue l’une sur l’autre. Cathédrale à la gloire de l’automobile, le Lingotto connaît son apogée au cours des années 1920 et 1930. Avec l’entrée en production du type 509, en mai 1925, la chaîne de montage trouve son rythme. Cette petite voiture sera produite à 90.000 exemplaires. C’est aussi au Lingotto que les belles mécaniques voient le jour: les châssis 6 cylindres remplacent en 1922 la trop ambitieuse Super Fiat animée par un V12 de 7 litres. Avec la crise de 1929, Fiat interrompt la fabrication de ces hauts de gamme qui lui ont permis de figurer dans les cortèges royaux et les garages pontificaux. Le constructeur turinois se recentre sur la fabrication de voitures plus raisonnables. On voit bientôt circuler sur la piste l’élégant roadster 514 Mille Miglia, la fameuse 508 Sport et la Ballila Sport.
En 1936, le lancement de la Topolino et la construction d’une nouvelle usine à Mirafiori, un autre quartier de Turin, accélèrent la mutation du Lingotto. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’usine historique est vouée aux productions marginales et aux petites séries: la superbe berlinette 8V, les tout-terrain Campagnola et le beau coupé 2300 sortent de ses chaînes. La piste s’offre même quelques minutes de gloire en étant le théâtre d’une séquence du film The Italian Job.
La Lancia Delta est l’ultime fille du Lingotto, qui ferme définitivement ses portes en mars 1982. Le lieu est converti en palais des expositions. Il sert de cadre au Salon de l’automobile de Turin de 1984. En parallèle, la Fiat a soumis le projet de reconversion du site à vingt architectes de réputation mondiale. La consultation débouche sur des propositions très disparates. Après bien des tergiversations, l’architecte génois Renzo Piano, à qui l’on doit notamment le Centre Pompidou à Paris, est chargé de transformer le Lingotto. À l’issue d’une opération qui va durer douze ans, l’immeuble remplit de nouvelles missions. Il s’ouvre au public et accueille un héliport, un centre commercial, un cinéma, des restaurants, des hôtels, des bureaux, un centre de congrès, le siège de l’École polytechnique de Turin, l’auditorium Giovanni-Agnelli et une pinacothèque abritant la collection d’œuvres d’art de Gianni et Marella Agnelli. Depuis 1997, la direction générale de Fiat a réinvesti les lieux.
Des critères écologiques
Depuis quelques semaines, le Lingotto est entrée dans sa troisième vie. «Ce lieu a toujours été le porte-drapeau de l’histoire de Fiat et c’est ici que nous plantons les graines de notre avenir», a dit Olivier François. Une belle métaphore pour annoncer la transformation d’une grande partie du toit en un jardin et un lieu de promenade ouverts à tous. Les espaces verts couvrent un peu plus d’un quart des 27.000 m2 du toit. Ils se répartissent sur 28 grands îlots et abritent plus de 40.000 spécimens issus de 300 espèces et variétés de plantes. En charge de la sélection, la botaniste Cristiana Ruspa a privilégié les critères écologiques. Les plantes proviennent essentiellement de la région piémontaise et sont disposées selon les variations chromatiques saisonnières.
La direction de Fiat n’a pas oublié la fonction originelle des lieux. L’espace Casa 500 plonge le visiteur dans l’histoire de la Cinquecento (500 en italien) née en 1957. L’exposition, qui se veut la rencontre entre l’industrie, le design et la culture, laisse pourtant un goût d’inachevé, faute de pouvoir compter sur les témoignages des principaux acteurs de cette success-story. Enfin, et ce n’est pas le moins important, la piste, fermée depuis quarante ans, retrouve sa vocation initiale. Une voie de circulation a été préservée pour essayer, signe des temps, uniquement des modèles électriques. Il y a dans cette récupération une indéniable dimension affective.
La 500 rouge
L’un des moments forts de la soirée d’inauguration du nouveau Lingotto a été l’intervention de Bono. Le chanteur du groupe U2 a donné le coup d’envoi du partenariat entre Fiat et l’association caritative Red, qu’il a cofondée il y a quinze ans et qui a pour mission de collecter des fonds afin de lutter contre le sida et les pandémies. La série spéciale 500 Red est le premier symbole de la contribution de Fiat et de Stellantis. Porteur d’un message d’aide et de générosité, ce véhicule est reconnaissable à sa carrosserie rouge, à sa pédale d’accélérateur et à son siège conducteur drapé d’un tissu de la même couleur. Cette finition sera étendue à tous les modèles de la famille 500. D’ici à fin 2023, le groupe Stellantis s’est engagé à verser 4 millions de dollars au fonds Red.