Cinq cents kilomètres à l’heure. Ce n’est ni une erreur, ni une provocation, encore moins une coquetterie pour épater la galerie. Si le tachymètre de la Bugatti Chiron Super Sport est gradué jusqu’à ce chiffre, par tranche de 50 km/h, c’est que ce monstre sacré est capable d’approcher cette vitesse mirifique. Il l’a déjà prouvé. Courant 2019, Bugatti a été le premier constructeur à franchir le cap des 300 miles à l’heure avec une voiture de série à peine modifiée. Sur la piste de Ehra-Lessien en Allemagne, le pilote anglais Andy Wallace a calé l’aiguille du compteur à 490,484 km/h (304,773 mph) au volant d’une Chiron Super Sport 300+. Aucune voiture de compétition ne peut rivaliser. Aux 24 Heures du Mans, au temps où la ligne droite des Hunaudières n’était pas tronçonnée par deux chicanes, le record reste détenu depuis 1988 par l’artisan WM. L’un de ses prototypes avait atteint 408 km/h durant les essais. Le radar n’ayant pu enregistrer l’exploit, il fallut attendre la course. Dans la soirée du samedi, la WM à moteur Peugeot V6 pilotée par Roland Dorchy était flashée à 405 km/h. Cela tombait bien, Peugeot lançait à la même époque sa berline portant ce numéro.
Comme un avion sans ailes
Sans doute pressé par une frange de la clientèle avide d’explorer ces territoires réservés à l’aviation, le constructeur alsacien s’est décidé, à l’occasion de ses 110 ans, à commercialiser une série de trente voitures capables sur le papier d’approcher son record de 2019. Estimant que cela suffirait largement et qu’au-delà cela devenait déraisonnable sur le plan de la sécurité, les ingénieurs ont bridé la vitesse à 440 km/h. Dépasser les 400 km/h est déjà une prouesse pour une voiture, même de course, tant les contraintes sont énormes en termes d’aérodynamique et de refroidissement. Stefan Ellrott, le directeur du développement, rappelle que «normalement à ces allures, les avions volent déjà dans les airs. Dans le cas d’une automobile, vous devez vous assurer qu’elle reste plaquée au sol et que sa tenue de cap ne présente pas d’inquiétude pour le conducteur». Manifestement, la vitesse fascine et la perspective de piloter un avion sans ailes aussi. Avant même que tous les exemplaires de série 300+ ne soient délivrés, Bugatti annonçait la commercialisation d’une nouvelle version dénommée Super Sport. Vu qu’il reste moins de 40 véhicules à produire sur les 500 prévues pour le programme Chiron, ce modèle ne fait pas l’objet d’une édition limitée. Il dérive logiquement de la 300+ tout en se voulant moins radical.
Un capot arrière rallongé
Si son lien de parenté avec la Chiron saute aux yeux, la Super Sport s’avère très différente. On ne peut pas dire que la première est du genre tortue, avec sa vitesse de pointe fixée à 420 km/h en actionnant la seconde clé située sur le seuil de la portière conducteur, mais au-delà, chaque kilomètre gagné compte double en termes d’aérodynamique. Aussi pour être certain que la Super Sport ne fera pas la crêpe en laissant l’air s’engouffrer sous la carrosserie, l’équipe du design dirigée par Frank Heyl a adapté le concept de la Chiron, poursuivant le double objectif d’afficher à la fois une portance négative importante et une traînée aérodynamique aussi faible que possible. Malgré la préservation de la calandre en fer à cheval typique de Bugatti, l’avant a été entièrement redessiné et surbaissé. À base de rideaux d’air situés dans les coins, d’énormes prises d’air dirigeant le flux d’air vers les passages de roue et les radiateurs latéraux, et d’une lame spécifique épousant le bas du bouclier, les modifications apportées à la proue se combinent avec des ailes singeant l’emmenthal avec leurs neuf bouches d’aération, de nouvelles jupes latérales et une partie arrière inédite. Cette dernière se signale par un spectaculaire diffuseur, un aileron très plat rétractable et deux doubles tuyères d’échappement verticales. Enfin, cela change tout: la Super Sport dépasse la Chiron de 229 mm en longueur. En allongeant le capot arrière, Bugatti utilise ainsi les mêmes recettes que les voitures du Mans.
Ce travail sur la carrosserie n’aurait servi à rien si, dans le même temps, les ingénieurs ne s’étaient pas penchés sur le groupe motopropulseur. Il faut croire que les 1500 ch ne suffisaient pas, puisque les motoristes ont installé des turbocompresseurs plus grands, rajouté 100 ch et repoussé la zone rouge, de 300 tr/min à 7100 tr/min. Les 1600 Nm sont obtenus sur une plage de régimes plus étendue, jusqu’à 7000 tr/min. La démultiplication de la transmission a été adaptée aux nouvelles exigences. Le septième rapport a été rallongé de 3,6% et il ne s’enclenche qu’au-dessus de 403 km/h, en pleine charge. Le châssis s’est, lui aussi, adapté à la vocation de la Super Sport, privilégiant le confort plutôt que l’agilité en virage. Enfin, le manufacturier Michelin a développé des enveloppes Pilot Sport Cup 2 renforcées.
Circuit Paul Ricard: l’ancien pilote de F1 Paul-Henri Raphanel, devenu l’un des metteurs en main de Bugatti, boucle un tour de reconnaissance et nous confie le volant. Même lorsque vous avez eu le privilège de conduire quasiment toutes les modèles de la marque depuis la Veyron, se glisser aux commandes de la Super Sport procure une émotion particulière. L’ambiance exclusive renvoie davantage aux univers de la haute joaillerie et de l’artisanat avec ses matériaux nobles et sa finition inimitable qu’à celui de l’automobile. À peine écrase-t-on l’accélérateur à la sortie des stands, que les Esses de la Verrerie nous sautent au visage. Certes, par rapport à la Pur Sport que nous venons de quitter, la Super Sport met 0,3 seconde de plus pour atteindre les 200 km/h (5,8 s) mais la poussée est foudroyante. Supérieure à celle d’un avion Rafale au décollage et accompagnée de vocalises uniques.
La Super Sport franchit le cap des 300 km/h en 12,1 secondes, 0,3 seconde devant la Pur Sport. La ligne droite du Mistral a beau développer 1,8 km, cela ne suffira pas à dépasser 358 km/h. Paul-Henri nous fait signe de freiner. L’aileron arrière se braque, faisant office d’aérofrein. La courbe de Signes arrive si vite. Le double droit du Beausset négocié, suit une succession de virages plus fermés. La Super Sport est moins à son avantage lorsqu’il faut appliquer plus d’angle au volant. Si vous ratez le point de corde, il est inutile de chercher à la remener sur la bonne trajectoire, les 2 tonnes imposant une certaine inertie. Un tour sur les routes de l’arrière-pays nous convainc que la Super Sport reste parfaitement utilisable au quotidien. À condition d’avoir assimilé son gabarit impressionnant et de conserver son sang-froid, car la réserve de puissance illimitée nourrit une sorte d’exaltation.
La Super Sport doit être considérée comme un collector. C’est la dernière Bugatti de l’ère des moteurs thermiques. Le prochain modèle sera électrifié, la marque française faisant désormais partie d’une coentreprise avec Porsche et Rimac.