On l’adore, ou on adore la détester, mais même les plus récalcitrants à ce drôle de bolide – hybride d’un break, d’une berline et d’une fourgonnette – le reconnaissent: il y a un avant et un après l’Espace. Quand elle déboule dans le paysage (automobile) français, à l’automne 1984, la nouvelle Renault surprend plus qu’elle ne fédère. En novembre, les clients se comptent sur les doigts des deux mains. «Tout le monde se souvient qu’il ne s’est écoulé que neuf véhicules le premier mois, lâche Jean-Louis Loubet, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Évry. Mais on oublie que trois ans plus tard, Renault en avait vendu 54.000. Ce n’était pas un succès d’estime mais un véritable carton.»
Vu de profil, son contour taillé à la serpe rappelle celui du TGV ; son habitacle feutré, celui d’un intérieur bourgeois ; son moteur, celui d’une bonne routière. Et il y a ce nom, percutant comme un titre de film. Matra, concepteur du véhicule, pensait l’appeler «le van», mais Renault croyait en Espace, un nom commun déjà déposé par le constructeur. Les Français ont tant utilisé l’appellation qu’elle figure au Journal officiel depuis 1991, en qualité de générique désignant toute voiture de type monospace. «Seul Renault s’est évertué à casser les codes, poursuit Jean-Louis Loubet. L’entreprise innove en fonction de l’évolution de la société, avec une capacité à comprendre le monde dans lequel elle s’ancre.»
En 1984, les familles nombreuses sont au cœur du lancement. Par moquerie, certains surnomment la voiture aux allures de minibus la «cathomobile», clin d’œil aux couples traditionnels de l’Ouest parisien, plus Le Quesnoy que Groseille, parents de trois, quatre voire cinq enfants, bien souvent accompagnés d’un labrador, passant l’été à Carnac et l’hiver dans les Alpes. Et quoi de mieux que l’Espace pour faire voyager leurs joyeuses troupes? À l’arrière, personne ne boucle sa ceinture: on joue au Petit Bac, on reprend en chœur Femme libérée , on débat sur le classement du Top 50, on suit les rebondissements de ce qui s’annonce déjà comme «l’affaire du petit Grégory», et on y pique-nique autour du siège central rabattu en table de fortune. Bref, on y vit.
Une voiture à vivre
«J’ai coutume de dire que c’est une voiture choisie par les enfants, achetée par le papa et conduite par la maman», raconte Philippe Guédon dans le documentaire L’Espace, un monospace révolutionnaire (réalisé par Fabrice Maze). Surnommé le «père de l’Espace», il est celui par qui tout arrive. En 1978, alors directeur général adjoint de Matra Automobile, le quadragénaire dissèque les comportements des automobilistes français bouleversés par le choc pétrolier de 1973 et imagine le Rancho, un véhicule tout-chemin aux airs de 4 × 4, bien pensé et bien balancé. L’heure n’est plus à la frime ni aux grosses cylindrées. «Au vu du succès du Rancho, une question se posait, poursuit-il. Si nous étions totalement libres, sans contraintes, que ferions-nous?» L’idée germe lors d’un voyage aux États-Unis. Guédon voit des vans partout. Ces véhicules d’évasion aptes à transporter les familles nombreuses et tous leurs bagages sonnent comme une révélation: il créera un van Matra à la française. Guédon estime le coût du développement à 280 millions de francs, une charge trop importante pour Matra, contraint de s’adosser à un partenaire. Le dynamique patron se tourne vers son allié historique Peugeot et essuie un refus. Idem chez Citroën. Jean-Luc Lagardère, alors PDG de Matra, tient à une fabrication française et c’est tout naturellement que les deux hommes sollicitent Bernard Hanon, PDG de Renault. Rendez-vous est pris le 15 décembre 1982. Bien que le projet dévoilé, baptisé P23, ne soit pas totalement abouti, Hanon, imprégné de culture américaine, comprend le génie du concept et palpe son potentiel. «L’époque imposait un autre mode de vie à bord, expose l’homme d’affaires (dans le documentaire). Quand Guédon est arrivé avec sa “caisse”, je me suis dit: tiens, voilà une réponse intéressante.» Après accord de principe, Renault impose à Matra trois conditions pour se lancer dans l’aventure Espace et limiter les pertes en cas d’échec commercial: un plancher plat (celui de la Renault 4) permettant de décliner le véhicule loisirs en utilitaire ; des sièges modulables et pivotants pouvant accueillir sept personnes ; un moteur de 110 chevaux (celui de la Fuego). La prudence contraint même le constructeur à greffer sur l’Espace les phares du Trafic, la fourgonnette maison sillonnant déjà les routes. Loin des standards, l’Espace entend cultiver sa différence et se positionner en voiture haut de gamme, mise en vente à plus de 100.000 francs.
Une année innovante
Le 21 mai 1984, au journal télévisé d’Antenne 2, au moment de son lancement, le journaliste suggère aux potentiels conducteurs de mettre, entre deux radars, le pied au plancher et dépasser allègrement les 180 km/h. Politiquement incorrect mais dans le ton de l’époque. Souvenez-vous, en novembre de cette année-là, plus qu’une chaîne de télé, c’est un esprit impertinent qui voit le jour en même temps que Canal +. Quelques mois avant, outre-Atlantique, Steve Jobs diffuse lors de la coupure pub de la finale du Super Bowl vue par 90 millions de téléspectateurs le spot publicitaire de Ridley Scott baptisé1984 (clin d’œil au roman d’anticipation de George Orwell) consacré au tout premier Macintosh d’Apple. Dans un décor post-apocalyptique, un bataillon d’humains lobotomisés boit les paroles d’un Big Brother retransmises sur grand écran quand une belle blonde nourrie aux grains vient briser l’écran d’un lancer de marteau. Dans la foulée apparaît le slogan: «Le 24 janvier, Apple Computer lancera le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984.»
Une nouvelle façon de penser, de consommer, d’innover est en marche. «Lorsque nous avons eu vent de l’adhésion de Renault, nous avons respiré à nouveau», confie Roger Charbonnel, «un ancien de Matra» comme se qualifie ce technicien passionné. «Cela a sauvé Matra. Nous n’avions pas de réseau commercial, que serait devenue l’entreprise? Avec l’Espace, nous sommes parvenus à lancer une auto extrêmement performante, confortable tant dans son utilisation que dans son roulage, c’était un véritable bond en avant.» Près de quarante ans après, il s’est vendu 1.348.000 Espace et une sixième version s’apprête à crever l’écran (lancement septembre 2023), avec l’espoir de séduire à nouveau les familles actuelles, classiques, monoparentales ou recomposées. Dans le viseur, quadragénaires et quinquagénaires, ceux-là mêmes qui suppliaient leurs parents d’acquérir ce drôle d’engin et qui en parlent aujourd’hui avec des yeux d’enfants.