Entourée d’une aura de liberté, symbole de l’esprit avant-gardiste qui anime la marque aux chevrons, la joviale 2 CV aux formes rondes et bonhommes effectue son baptême officiel le 7 octobre 1948 au Salon de l’auto inauguré par Vincent Auriol, président de la République. Polyvalente, économique – son 2-cylindres 4 temps de 375 cm³ ne consomme que 5 litres aux 100 km -, cette 2 CV affiche avec simplicité ses différences mais n’en bénéficie pas moins de solutions modernes, à commencer par ses quatre roues indépendantes et sa transmission à 4 vitesses. Grâce à son prix raisonnable et à sa polyvalence, la Deuche va devenir la plus populaire des voitures françaises.
1948: Europe année zéro. Ou presque. Trois ans après la capitulation de l’Allemagne, les économies du Vieux Continent sont dévastées et les populations doivent réapprendre à vivre dans des villes défigurées par les bombardements. La reconstruction européenne va se structurer d’une manière éminemment politique avant qu’une autre guerre ne commence, froide celle-là. Le président Truman et les États-Unis font du plan Marshall une arme pour endiguer la progression du communisme et 16 pays en bénéficieront jusqu’en 1952. L’OECE (Organisation européenne de coopération économique, qui deviendra l’OCDE) est créée pour répartir ces aides, et l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (le Gatt) entre en vigueur. À Berlin, l’Union soviétique évalue la résistance des Occidentaux en bloquant les voies d’accès à la zone ouest, ce qui déclenche un incroyable pont aérien. Cette crise majeure conduit à la guerre froide.
Rusticité jusqu’à l’extrême
C’est dans ce contexte troublé que la 2 CV entre en piste. Elle y restera jusqu’en 1990. Conçu dans le bureau d’études de la firme, rue du Théâtre, à Paris, ce modèle connu sous le nom de code TPV (Toute Petite Voiture) est initié en 1936, l’année des premiers congés payés, par Pierre Boulanger, patron de la marque depuis la mort d’André Citroën. Le cahier des charges se résume à une boutade: «Quatre roues sous un parapluie.» La voiture devra pouvoir transporter deux personnes et cinquante kilos de pommes de terre, circuler à travers champs avec un panier d’œufs, sans en casser un seul, être conduite par une débutante (sic), avoir un confort irréprochable. Sa conception est signée de l’équipe des ingénieurs d’André Lefebvre. Un premier prototype est réalisé en 1937. La déclaration de guerre en 1939 ajourne sa présentation. Ce n’est qu’en 1948 que le styliste Flaminio Bertoni met la dernière main sur le véhicule. Les automobilistes devront néanmoins patienter encore un an avant que ne débutent sa commercialisation et sa production en série à l’usine de Levallois.
Cultivant la rusticité jusqu’à l’extrême, cette voiture aux portes dépourvues de serrure, se passant de clé de contact et dotée de hamacs suspendus en guise de sièges, a de quoi surprendre. Un visiteur américain du salon s’interroge face à son esthétique singulière: «Un ouvre-boîtes est-il livré avec?» La presse se déchaîne contre ce «vilain petit canard», et elle n’est pas loin de faire l’unanimité contre elle. Ce n’est pas pour arranger les affaires de la firme du quai de Javel qui doit, dans le même temps, subir les décisions du plan quinquennal de l’automobile. Ce dernier lui attribue les gros modèles et l’exclut de la petite voiture, rôle dévolu à Renault, désormais nationalisé. Citroën se concentre alors sur le projet VGD (véhicule de grande diffusion) lancé avant la guerre et qui aboutit à la présentation de la DS en 1955. En 1949, à peine 924 unités de la 2 CV sont vendues. L’année suivante, le délai de livraison de ce carrosse existant uniquement en gris passe à six ans. Sauf pour les ecclésiastiques, les médecins et les bons clients de la maison. L’essence n’est plus rationnée. La France se met à l’automobile. Dans toutes les couches sociales, le plébiscite est incroyable. Définitivement séduit, le président Vincent Auriol quitte même l’Élysée à son volant en 1954, à l’issue de son septennat.
Nous n’en sommes pas encore là. En 1948, pendant que Citroën, comme ses concurrents, remet en route son outil industriel, les événements se précipitent à l’étranger. En début d’année, le Mahatma Gandhi, père de la nation indienne, est assassiné lors d’une prière publique. Au Proche-Orient, l’État d’Israël ne naît pas dans la sérénité. Le lendemain de son officialisation, des heurts éclatent avec les États arabes voisins. Quelques jours plus tard, la Corée se sépare en deux. Une partie du monde veut encore croire aux miracles. À Paris, l’Assemblée générale des Nations unies adopte la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Marcel Cerdan, roi du ring
Le cinéma consacre la liberté retrouvée. Pendant que le film documentaire Allemagne, année zéro de Roberto Rossellini solde les années de guerre, mettant en scène le remords et la culpabilité, la majorité des productions voit la vie en rose. Dans les studios de Hollywood flotte un parfum d’aventure. John Ford signe ses plus beaux westerns: Le Fils du désertavec John Wayne et Le Massacre de Fort Apacheavec Henry Fonda.
En France, Yves Allégret sublime Simone Signoret dans Dédée d’Anvers, et Jean Cocteau signe Les Parents terribles et L’Aigle à deux têtes. Premier réalisateur à siéger parmi les «immortels», Marcel Pagnol est reçu à l’Académie française. Georges Braque, l’un des apôtres du cubisme, reçoit le grand prix de peinture à Venise. En sport aussi, la France fait parler d’elle. Elle rentre de Londres, où se tiennent les premiers Jeux olympiques de l’après-guerre, avec dix médailles d’or. Le boxeur Marcel Cerdan devra attendre la rentrée pour être sacré champion du monde des poids moyens aux États-Unis. Un exploit que les Français découvrent en écoutant leur poste de radio. Le lendemain, dans le métro parisien modernisé et rebaptisé RATP (Régie autonome des transports parisiens), on ne parle que de cela.
Au fil de l’existence de la 2 CV, chacun de ses utilisateurs avoue un lien privilégié avec cette doyenne indémodable. «Ceci n’est pas une voiture, c’est un art de vivre», expliquent-ils. Ainsi au détour d’une de ses chroniques estivales du Matin de Paris, parue en 1981, Jean-Michel Gravier évoque les 4059 kilomètres parcourus «dans cette fameuse 2 CV qui, quand j’ai mis la ceinture de sécurité, ressemble à un sac à dos…» (Elle court, elle court la nuit. Éditions Écriture). Icône, objet de collection, la 2 CV s’impose encore aujourd’hui pour sillonner les routes de campagne ou pour faire découvrir Paris sur les chapeaux de roues.