Inconscience ou goût du défi? En 1970, Jean-Luc Lagardère décide d’engager deux Matra au Tour de France Auto. Les sport-prototypes des 24 Heures du Mans descendent dans la rue. Une folie. Pendant huit jours, de Bandol à Nice, en passant par Pau, La Baule, Rouen, le ballon d’Alsace, Dijon, le massif du Sancy en Auvergne, Aix-les-Bains, la sonorité dantesque du 12 cylindres arrache les tympans des Français. Lâcher ces pur-sang en liberté sur les routes départementales tient de l’invraisemblable. Le Tour n’en était pas à sa première singularité.
Cette épreuve de vitesse naît en 1899 pour accompagner les premiers pas de l’automobile et assurer sa promotion. Elle est ouverte aux voitures, aux motocycles et aux «voiturelles». Le Tour de France cycliste n’apparaît qu’en 1903. L’initiative d’une course automobile qui traverserait l’ensemble de l’Hexagone revient au journal Le Matin. Elle ne ressemble à rien qui existe. À vrai dire, aucune course connue jusqu’à ce jour n’est aussi longue.
57 km/h de moyenne en 1899
Dans les documents confiés par le collectionneur-historien Lucien-François Bernard, on découvre que le parcours avoisine les 2300 kilomètres. L’itinéraire choisi, scindé en sept étapes, traverse vingt-quatre départements. La plupart d’entre eux n’ont encore jamais croisé ce drôle d’animal qu’est l’automobile. Cela promet des situations cocasses. L’organisation a tout de même prévu de placarder 3000 affiches dans les communes traversées pour sensibiliser la population au passage de ces fous du volant. Élaboré par la commission sportive de l’Automobile Club de France, le règlement impose une vitesse maximale de 20 km/h dans les agglomérations. L’itinéraire, qui forme une boucle avec Paris pour point de départ et d’arrivée et qui passe par Nancy, Aix-les-Bains, Vichy, Périgueux, Nantes et Cabourg, est signalé. Les flèches noires indiquent la route à suivre ; le drapeau jaune signifie de ralentir ; le drapeau rouge intime l’ordre de s’arrêter, c’est le cas pour les passages à niveau.
Signe de l’importance que revêt le premier Tour Auto, il suscite l’engagement des plus grands noms de l’automobile. Quarante-huit concurrents se pressent au départ. René de Knyff, président de commission sportive de l’ACF et vainqueur du Paris-Bordeaux de 1898, remporte la première étape à 57 km/h de moyenne sur sa Panhard-Levassor. La voiture est rapide, près de 90 km/h, ce qui n’est pas rien pour l’époque, puisque Girardot se permet de devancer le «Rapide de Paris» entre Toul et Nancy ! À Aix-les-Bains, les rescapés ont mérité leur journée de repos.
Limitation de vitesse
La suite de l’épreuve continue d’apporter son lot d’émotions. Entre les avaries mécaniques et les sorties de route pour éviter les piétons, le plateau finit par se réduire. Qualifié de «monstre» par la presse en raison du nombre de difficultés à surmonter, le Tour Auto a gagné ses lettres de noblesse. À l’arrivée à Paris, une foule dense se presse pour accueillir les dix-neuf rescapés. De Knyff empoche les six mille francs or dévolus au vainqueur. Teste, premier des motocycles, et Gabriel, victorieux dans la catégorie des «voiturelles», reçoivent chacun deux mille cinq cents francs or.
Être au cœur de toutes les attentions après une première édition vraiment réussie n’empêche pas le Tour de France Auto de connaître une suite chaotique. Il faut attendre 1906 pour revoir des voitures partir à l’assaut des routes de France. Et encore, il s’agit d’une course de régularité réservée aux motocyclettes, trycars et voiturettes. Ni celle-ci, ni la suivante organisée en 1908 ne passionnent le grand public.
Après quatre ans d’interruption, la «grande boucle» revient à l’ordre du jour. Organisée par le Journal de l’auto, l’épreuve prend, pour la première fois, l’appellation de Tour de France automobile. Elle est une nouvelle fois à côté de la plaque en raison d’une réglementation sur la vitesse qui la réduit à une promenade. Dans La Vie automobile, le journaliste Charles Faroux résume la pensée de nos compatriotes: «Faire le tour de France par quelque itinéraire que ce soit à 30 km/h de moyenne ne doit être qu’un jeu pour nos voitures d’aujourd’hui. Nous vivons en 1912 et il n’est point d’intérêt palpitant, avouons-le, de nous demander si une voiture de douze chevaux peut faire 4 000 km à 30 km/h de moyenne ; le moindre taxi-auto de Paris s’en chargera.» Resté une épreuve de régularité, le Tour ne déchaîne pas plus les foules entre 1922 et 1937.
Âge d’or dans les années 50 et 60
L’épreuve connaît son âge d’or durant les années 1950 et 1960. Elle doit sa résurrection à l’Automobile Club de Nice, avec le concours du quotidien sportif L’Équipe. Sa formule – combinaison de liaisons routières et d’épreuves de classement réparties entre les circuits, les courses de côte et les épreuves spéciales chronométrées – fait sa gloire et sa personnalité. Les concurrents passent plusieurs nuits sur la route, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur performance. Ferrari est le premier à inscrire son nom au palmarès en 1951, avec la 212 Export de Pagnibon-Barraquet. Douze autres succès viendront pour la marque de Maranello, dont neuf d’affilée, entre 1956 et 1964, avec les invincibles 250 GT et 250 GTO.
La période connaît son apogée avec la rivalité exacerbée qui oppose les deux pilotes belges, Olivier Gendebien et Willy Mairesse. Tous les moyens sont bons pour gagner. André Guélfi, alias «Dédé la sardine», survolera au moins dix fois le tracé du mont Ventoux avec son avion personnel ; Bernard Consten multiplie les reconnaissances. De 1960 à 1963, il domine le classement des voitures de tourisme au volant de sa Jaguar Mk2. Ford met fin à la série victorieuse en 1964 avec la Mustang. Consten ne peut prendre sa revanche. Le Tour disparaît de l’affiche pendant quatre ans, à la suite du retrait de la société Shell-Berre, principal soutien financier.
Devenu président de la Fédération française du sport automobile, Consten redonne vie à cette course qu’il affectionne tant. La 14e édition de 1969 s’étend sur 5000 kilomètres. Comme autrefois, elle s’offre une incursion sur les circuits de Spa (Belgique) et du Nürburgring (Allemagne). Gérard Larrousse (Porsche 911 R) est le récipiendaire de ce Tour nouvelle formule acceptant les sport-prototypes. C’est ainsi que Lagardère pose ses Matra sur la route. Deux années de suite, les protos MS650 tuent tout suspense en remportant la course haut la main. À partir de 1972, les prototypes sont exclus. Pilote complet, Larrousse remporte son troisième succès sur une Ligier, puis c’est au tour de Bernard Darniche et d’Alain Mahé de poser leurs empreintes sur le Tour avec leur Lancia Stratos bleu France.
Les temps ont changé. Face à la multiplicité des contraintes, organiser une telle course tient de la gageure. Après l’abandon des circuits au profit de spéciales sur terre, le Tour voit sa durée raccourcie. La Renault R5 Maxi Turbo de Chatriot-Périn referme le livre d’or, en 1986. Depuis 1992, Patrick Peter se charge de faire revivre les grandes années du Tour sous la forme d’une rétrospective.
L’homme de la course: Bernard Consten
Personne ne mérite mieux le surnom de «M. Tour de France» que ce gentleman driver qui nous a quittés le 22 juillet dernier. À partir de 1954, il ne rate aucune édition de la classique routière française, qu’il prépare toujours minutieusement. Les contraintes du service militaire l’obligent à s’engager sous le pseudonyme
de «Bessey» lors de l’édition 1956, qu’il termine au 9e rang. En 1958, il débute sa série de cinq victoires dont quatre de rang à partir de 1960 au volant de sa Jaguar.