L’aéroport José-Martí de la Havane est un aéroport comme les autres. Peu de présence policière. A la douane, pas l’ombre d’un barbudo en treillis, le cigare aux lèvres, vous soupçonnant d’être un agent de la CIA. Encore plus étonnant, aucun portrait visible du Che et de son fameux slogan «Hasta la victoria siempre» («jusqu’à la victoire toujours»), ni des frères Castro. A la sortie, on cherche désespérément des écrans de télévision sans âge qui diffuseraient en boucle, sur une image tremblante, les discours-fleuves du Lider Máximo. Rien, nada, sinon le vrombissement familier des réacteurs des avions d’American Airlines prêts à décoller pour les Etats-Unis. La Revolución n’est plus ce qu’elle était.
Cinq millions de touristes par an
Elle a pourtant fait des dégâts, et on en prend la mesure une fois arrivé en ville. Façades délabrées, rues défoncées, éclairage inégal, et une foule froufroutante dans l’obscurité, qui tente désespérément d’obtenir du Wi-Fi dans les parcs de la capitale. Le smic est à 20 dollars par mois, les produits de première nécessité sont hors de prix pour tout le monde, et les tickets de rationnement toujours en vigueur. Il y a une monnaie pour les étrangers, et une autre pour les Cubains. Même si le régime s’ouvre depuis quelques années, le critiquer ouvertement mène tout droit en prison. Qu’importe, les Cubains ont une capacité de résilience et d’adaptation exceptionnelle! En un demi-siècle, n’ont-ils pas supporté une dictature socialiste, un embargo américain toujours en vigueur, conséquence de la crise des missiles en 1962, et l’abandon, en 1991, du soutien économique du grand frère russe, après l’effondrement du bloc soviétique? Sans oublier le passage de quelques typhons dévastateurs. Seuls lots de consolation: l’enseignement, les soins médicaux et le soleil sont gratuits.
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Tout cela n’a pas dissuadé les touristes de venir de plus en plus nombreux chaque année (250.000 en 1993, 5 millions aujourd’hui), en quête de plages au sable farine, de mojitos corsés ou de ravissantes Cubaines habillées pour la forme. Mais les vraies vedettes sont ailleurs ; elles s’affichent sans retenue au cœur de La Havane, provoquant de fréquents attroupements, et suscitant des commentaires dithyrambiques. Pour une simple promenade sur le Malecón (le front de mer de la capitale), des hommes fascinés sont prêts à payer le prix fort, histoire d’être enfin seuls pour admirer leur ligne, s’enivrer de leur parfum, caresser leurs rondeurs d’un geste furtif. Leurs noms: Chevrolet, Pontiac, Oldsmobile, Cadillac, Chrysler, Buick, Plymouth DeSoto, Dodge…
Ces stars, garées les unes à côté des autres dans le Parque Central, à l’entrée des grands hôtels, laissent éclater des couleurs qu’aucun carrossier n’oserait proposer aujourd’hui. Assis au volant de leur véhicule, qui peut mesurer plus de 6 mètres de long, les chauffeurs accueillent les passagers envoyés par un rabatteur. Ils jouent tous la carte Hemingway: chapeau de paille vissé sur la tête, cigare prisonnier de dents éclatantes, lunettes de soleil pour beau ténébreux. Une guide les accompagne parfois, dont le décolleté, les ongles griffes et la jupe minimaliste sont censés attirer le chaland. Aujourd’hui, ces belles américaines sont passées du statut de curiosités à celui d’ambassadrices de l’île, car elles jouent un rôle essentiel dans la vie économique locale et permettent de maintenir des relations internationales impossibles sans elles. Et ça marche! A peine arrivés dans la capitale, les touristes, Américains en tête, se précipitent pour faire un tour, seuls, en couple ou en famille.«Les Yankees ne résistent pas au plaisir de retrouver la voiture de leur père et ce bruit de moteur qui leur rappellent leur enfance», nous explique un chauffeur observateur et psychologue. La balade n’est pas donnée: entre 30 et 80 euros de l’heure pour découvrir quelques monuments et sites, dont le Capitolio, copie du Capitole de Washington, siège du gouvernement cubain avant la révolution de 1959. La place de la Révolution ensuite, haut lieu des grandes manifestations politiques. On y voit le mémorial José-Martí, un des pères de la révolution et, sur le mur du ministère de l’Intérieur voisin, une énorme fresque du Che, copie de la fameuse photographie d’Alberto Korda réalisée en 1960.
Quelques kilomètres plus loin, les voitures s’arrêtent dans un petit parc, poumon de la ville, sans grand intérêt. Les touristes qui l’ont compris n’ont d’yeux que pour les voitures qui viennent se garer les unes à côté des autres. Ils se prennent en photo, échangent des avis d’experts, partagent une passion de collectionneurs.
Que l’on soit Chrysler ou General Motors, difficile de ne pas craquer. Les tableaux de bord rutilants ressemblent à des devantures de bijouterie ; les vitesses s’y affichent serré, comme si les constructeurs avaient voulu en mettre le plus possible. Les postes de radio possèdent six touches en bakélite et deux boutons cannelés qu’il faut tourner avec doigté pour augmenter le volume ou trouver une station.
Quand Les états-unis contrôlaient presque tout
Les chauffeurs, qui connaissent l’enthousiasme des touristes pour leur véhicule, veillent au grain jusqu’à l’agacement. Pas touche! On caresse avec les yeux. On ne grimpe pas sur les sièges, on ferme les portières sans les claquer. Puis les voitures repartent en cortège, laissant derrière elles une nuée de commentaires. Direction le Malecón, bord de mer successivement fréquenté par les jineteras (cavalières), qui draguaient le touriste dans l’espoir d’une vie meilleure, et par les désespérés qui, dans les années 1990, tentaient la traversée du détroit de Floride vers Miami, juchés sur des chambres à air de camion. Les wetfeet (pieds mouillés) sont les malchanceux qui seront pris et renvoyés chez eux par les gardes-côtes américains ; les dryfeet ou pieds secs, eux, après avoir réussi à atteindre les plages de Floride, seront autorisés à rester dans leur nouveau pays. Tous des gusanos (vers de terre), comme les appelait Fidel.
Le front de mer atteint, notre chauffeur pile. «Pas question de continuer, nous signale-t-il, je vais prendre par l’intérieur.» «Mais ce n’est pas ce que nous avions convenu», lui rétorque-t-on. Sa réponse est sans appel: «Trop de vagues, les embruns risquent de saler ma carrosserie, je serais obligé de la nettoyer pendant des heures.»
L’histoire de ces voitures est étroitement liée à celle de l’île. Dans les années 1950, la vie politique cubaine est déliquescente: le pays est dirigé par Fulgencio Batista, un dictateur à l’intelligence médiocre, qui laisse se côtoyer dans un climat de corruption généralisée une classe dirigeante sans projet et un gangstérisme mafieux très organisé. Les Etats-Unis contrôlent presque tout: défense, vie culturelle, vie politique, production de sucre. Une voie royale pour Fidel Castro qui, en moins de six ans, s’emparera du pouvoir et poussera Batista à fuir, le 1er janvier 1959, à Saint-Domingue avec sa famille, ses proches et… 40 millions de dollars. Mais la période prérévolutionnaire aura été du pain bénit pour les constructeurs américains. Les voitures arrivent à Cuba à peine sorties d’usine, et des prototypes sont même envoyés dans l’île juste pour savoir s’ils vont plaire aux plus riches, et surtout à leurs épouses! L’essence ne coûte rien, et ce beau monde se retrouve dans des clubs, des casinos et des restaurants où chacun affiche sa fortune. Batista évincé, le vent tourne, le communisme prosoviétique et l’embargo américain signent la fin de la fête. L’essence est rationnée, et le particulier ne peut accéder aux coupons réservés aux entreprises d’Etat. Les belles américaines, remisées dans des hangars ou dans des garages privés, vont patienter pendant des décennies sous des bâches. Sur les 145 kilomètres qui séparent La Havane de Varadero, à l’ouest, les rares automobilistes qui effectuèrent le trajet à l’époque se souviennent de n’avoir croisé aucun véhicule!
Des décennies sous des bâches
Dans les années 1990, Cuba traverse la pire crise économique de son histoire. La disparition du mur de Berlin, le démembrement du Comecon, la désagrégation de l’URSS, sans compter les conséquences du blocus financier imposé par les Etats-Unis, poussent Castro à sauver sa révolution en décrétant une période spéciale. Après avoir distribué des milliers de bicyclettes aux centres de travail pour les employés, fermé les yeux sur les élevages de porcs et de poulets qui explosent dans les appartements, le Lider Máximo accepte d’ouvrir son pays au tourisme en décrétant que «c’est un mal nécessaire». Les belles américaines ressortent des bâches. D’abord pour permettre aux Cubains de se déplacer ou de transporter des marchandises, puis, dans un deuxième temps, pour promener des touristes émerveillés de rouler dans des voitures d’un autre temps. Tout un système se met en place car certaines voitures démarrent au quart de tour, quand d’autres belles endormies ne se réveillent pas. Des ateliers naissent, apportant une fois de plus la preuve du génie des Cubains pour la débrouille. Chrysler rouge sang, Dodge bleu lavande, Buick vert petit pois, Pontiac jaune safran reviennent dans le centre-ville. Le succès de ces voitures est tel que l’Etat nationalise en créant la compagnie Gran Car. Des chauffeurs peuvent se servir de leur voiture comme outil de travail moyennant quelques taxes. Mais pas question d’avoir plus d’une voiture: ce serait faire preuve de richesse. Des étrangers, dont des diplomates, voient immédiatement l’intérêt d’acheter un de ces véhicules «préhistoriques». Ils proposent des sommes de plus en plus importantes pour se les approprier. Le gouvernement est obligé de mettre le holà pour ne pas voir son patrimoine automobile quitter le territoire.
Il existe aujourd’hui entre 800 et 1000 automobiles américaines à La Havane, précise Alberto Guttiérez Alonso, président du club des vieilles voitures et classiques. «A Cuba, vous distinguez deux types de voitures américaines. Celles faisant partie du club A Lo Cubano, qui possèdent des moteurs d’origine restaurés, explique-t-il, et les autres qui, sous leur carrosserie d’époque, ont un bloc moteur essence ou diesel. Je me souviens d’un temps où on détestait les premières, car on voulait des voitures modernes, et les seules que nous avions ne pouvaient pas fonctionner. Il a donc fallu trouver une solution, et ce fut de réparer nos automobiles avec notre inventivité. Le résultat est là: notre club, fondé en 2008, est passé de 17 membres à 98. Nous nous réunissons une fois par mois sur le parking de l’hôtel Triton, seuls ou accompagnés de nos proches lorsque nous célébrons la famille pour la Fête des mères. En majorité, nos voitures datent d’avant 1960. Nous organisons aussi des rallyes et avons même fait l’objet d’une série documentaire américaine, Cuban Chrome, qui explore la culture automobile à Cuba.»
Avec le temps, les voitures se sont retrouvées au cœur d’un marché très dynamique. «Aujourd’hui encore, poursuit Alberto, on découvre des voitures dans des cours, entre deux meules de foin à la campagne ou dans des garages. De plus en plus d’ateliers les restaurent. Il en coûte 15.000 euros pour acheter une carrosserie en plus ou moins bon état, et entre 10.000 et 20.000 euros pour la faire rouler. Mais une voiture restaurée dans les règles de l’art vous coûtera 60.000 euros.
Eric Peyre, représentant de Louvre Hotels à Cuba, installé dans l’île depuis 1993, se souvient de son coup de foudre pour une Dodge V8 Kingsway Custom 1959: «C’était quelques années après mon arrivée à La Havane, où j’avais été envoyé par une chaîne d’hôtels allemande, raconte-t-il. Un week-end, je suis parti avec des amis pour Jagüey Grande, à 145 kilomètres de La Havane et, au retour, nous avons décidé de nous arrêter pour acheter des légumes à un fermier. En même temps, je photographiais les vieilles voitures que je voyais à l’intention d’un ami passionné. J’ai découvert une merveille dont je suis tombé amoureux: une Dodge V8 aux ailes somptueuses, le capot ouvert avec une couverture sur le moteur. La batterie de l’époque avait été changée. J’ai décidé d’acheter 5 litres d’essence et la voiture a démarré au quart de tour. Elle me disait je t’aime. Je suis revenu à La Havane avec l’ancien propriétaire et là, je me suis aperçu qu’elle pouvait monter à 200 kilomètres à l’heure sans problème sur l’autoroute. J’ai levé le pied, compte tenu que mon nouvel engin consommait 30 litres aux cent.»
Entre huit jours et un mois pour tout reproduire
Et Eric Peyre de décrire l’importance des ateliers et le talent des mécaniciens. «Ce sont des magiciens, explique-t-il, car ils sont capables de cloner n’importe quelle pièce originale avec les moyens du bord. Entre huit jours et un mois, ils peuvent tout reproduire. Mais laissez-moi vous raconter une incroyable histoire. La boîte de vitesses automatique de ma nouvelle acquisition lâche. Un problème compliqué à résoudre. Le hasard me met en contact avec un vieux monsieur qui avait travaillé chez Dodge, ici à Cuba, dans les années 1960. L’homme avait conservé un livret avec tous les plans des modèles et leurs moteurs sortis année par année. Avec les moyens du bord, il m’a refait ma boîte de vitesses.»
Une révolution à bout de souffle
Enfin, les voitures permettent aux hommes de tisser des liens sans tenir compte du blocus imposé par les Etats-Unis. Nombre de collectionneurs du monde entier font le voyage pour échanger des informations, partager leur passion au cours de grandes réunions (internet est un vrai problème dans l’île). Les Cubains partis travailler aux Etats-Unis ou qui ont les deux passeports reviennent régulièrement avec des moyens financiers qui permettent de réparer enfin les vieilles voitures familiales.
Restaurées, les automobiles en question deviennent un moyen de bien gagner sa vie, et une assurance-retraite. Elles ne servent pas seulement à transporter les touristes étrangers. Les Cubains les utilisent à l’occasion des quinceaneras (fête des 15 ans pour les jeunes filles) et des mariages. Même les mariés les moins fortunés débourseront 150 euros pour afficher leur bonheur, assis à l’arrière d’une grosse berline klaxonnant dans les rues du centre-ville.
Pour prendre la mesure de la vénération que portent les Cubains à leurs almendrones (grosses amandes), il faut avoir assisté à la réunion mensuelle de leurs propriétaires au Tropicana, endroit mythique où l’on trouvait, à l’époque de Batista, des machines à sous, des prostituées, de la drogue, de l’alcool et des gangsters dans un incessant concert de salsa et cha-cha-cha. Aujourd’hui, l’ambiance est bon enfant. La bière et le rhum coulent à flots, les cigares sortent des étuis, et les participants mangent et dansent entre les voitures, sur de la musique rock ou disco poussée à fond.
Depuis quelques années, on a même vu arriver des bikers sur toutes sortes de motos, avec blouson, chaîne, casquette ou casque à tête de mort. Ernesto Guevara, la petite cinquantaine, fils du révolutionnaire, propose depuis quatre ans des circuits en Harley-Davidson, «mariant le délice de la variété des paysages de cette belle île et un contact intime avec une partie de l’histoire d’une révolution unique», signale son portail internet. Avocat de profession, il est à la tête de la filiale voyages de l’entreprise publique La Poderosa, inspirée du surnom qu’avait donné le Che à la moto britannique Norton 500 sur laquelle il avait parcouru une bonne partie de l’Amérique du Sud, entre décembre 1951 et juillet 1952.
Soixante ans après avoir chassé les Yankees de Cuba, la révolution cubaine à bout de souffle se réaméricanise lentement mais sûrement. A moins, comme nous l’ont dit des bikers, qu’elle n’ait jamais cessé de l’être.