Cela commence par bien faire. Il ne se passe plus une seule journée sans que les patients du chirurgien-dentiste grenoblois Robert, dit «Bob», Neyret l’interrogent sur le dentifrice à acheter. «À part le goût et la couleur, ils étaient tous identiques», raconte-t-il. Nous sommes au milieu des années 1960. La Ve République effectue ses premiers pas. La vie est belle. Un esprit bon enfant plane encore sur la société. Tout est possible. Même de produire son propre dentifrice. C’est ce que décide Bob. Sans doute un moyen d’attirer l’attention d’un père dont il a suivi les traces professionnelles mais qui n’a toujours pensé qu’à lui. Bob n’a pas eu une enfance facile. «J’ai passé ma scolarité à l’internat. Le seul moyen de sortir était de pratiquer les sports.» Le ski est son refuge. Il devient champion de France universitaire de slalom, de descente et de fond.
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Le bac en poche, il file à Paris faire dentaire. Un sacré challenge pour ce jeune homme qui ne connaît rien à la physique, la chimie et la biologie. Son père croit tellement peu en ses chances de réussite qu’il lui promet une 4 CV s’il franchit le barrage de la première année. La Renault qu’il va voir tous les soirs sur les Champs-Élysées le fait rêver. Elle devient bientôt sienne. La même que celles de Galtier et de Rédélé, la jeunesse dorée qu’il fréquente à Megève. «Ils se tiraient la bourre. Ils ne pensaient qu’à l’allégement des voitures. J’avais copiloté Galtier au rallye Neige et Glace. En short et maillot de corps pour être le plus léger possible!»
Bob croque la vie à pleines dents. Il aime la vitesse. Malgré ses études, il trouve encore le temps de participer à des rallyes autour de Paris. Dans le baquet de droite, on trouve déjà Jacques Terramorsi, son fidèle complice rencontré sur les bancs de l’école dentaire. La 4 CV ne va pas assez vite. Elle est remplacée par une Triumph TR3 au volant de laquelle les deux compères participent en 1960 au Liège-Rome-Liège, un marathon de près de 4000 km. «Nous avons réussi l’exploit de terminer 13e sans assistance.» La performance ne passe pas inaperçue auprès de René Cotton, qui fait courir des Citroën DS.
C’est ainsi que le Grenoblois se retrouve embarqué dans l’aventure sportive de la marque aux chevrons, sans abandonner son cabinet dentaire qui fonctionne à merveille. Sans doute, ses succès en rallye n’y sont pas étrangers. En marge de ses participations en DS, cet homme de défis achète une Ferrari 250 GTO considérée déjà comme une voiture d’occasion en 1966. Avec «Terra», il termine 3e des 1000 km de Paris.
C’est à cette époque qu’éclôt le dossier du dentifrice Aseptogyl. «Mon père avait déposé ce nom qui sonnait bien. Je ne sais pas comment il l’avait trouvé mais il avait déjà un labo qui réalisait la colle Adhesol pour les appareils dentaires», dit-il. Bob se rend aux États-Unis, en avance sur les pâtes dentaires, et ramène le tube Crest. Avec son goût de chewing-gum, il devrait plaire. «Je l’ai fait analyser par un chimiste pour trouver la formule.» Restait à le produire. Cela tombe à pic. À La Mure, sur la route Napoléon qui relie Grenoble à Gap, les élus locaux et le gouvernement sont à la recherche de projets industriels permettant de recaser les mineurs des Houillères du Dauphiné qui viennent de fermer. Bob se retrouve à la préfecture de Grenoble avec les ministres de l’Économie et du Travail. Banco! À coups de subventions, une usine moderne sort de terre et les salariés affluent pour produire les premiers tubes Aseptogyl rose, rouge et blanc. Bob ajoute une casquette de chef d’entreprise à une charge de travail déjà dense. En pleine époque yé-yé, des autocollants en forme de marguerite sont édités. Ils fleurissent partout: sur les cartables, les motos… Cela ne suffit pas. «Le dentifrice ne se vendait que dans mon cabinet et dans les pharmacies de Grenoble. Il fallait absolument qu’il soit référencé dans les grandes surfaces.» Ses rendez-vous font chou blanc. Pénétrer ces réseaux imposait de présenter un plan de communication à plusieurs millions. C’est ainsi que Bob a l’idée d’engager, sous les couleurs Aseptogyl, des équipes féminines dans les épreuves routières. Une première. «À l’époque, dans les grands rallyes, l’équipage qui remportait la Coupe des Dames montait sur le podium et était aussi bien traité que celui qui remportait le classement général.»
Bob met en scène le marketing moderne. Il est entreprenant et a la tchatche. C’est un charmeur. Il enrôle trois pointures: Claudine Trautmann, neuf fois championne de France, Marie-Pierre Palayer et Annick Girard. Dans le baquet du copilote, il installe de jolies filles. Marie-Odile Desvignes est l’une d’entre elles. Elle n’a que 22 ans, aucune expérience mais une grande soif de découverte: «Comme j’étais malade en voiture, Claudine m’a emmené un soir dans le massif de la Chartreuse pour faire un test qui s’est avéré concluant. Dès le second rallye, Claudine me passait le volant en liaison. En avril, direction le rallye du Maroc en R16. J’adorais tellement ça que j’ai démissionné de l’agence Europcar que je venais d’ouvrir à l’Alpe d’Huez. En juillet, je prenais le départ de la course de côte de Chamrousse.» L’année suivante, en prévision du Tour Auto, elle se paie même des cours de pilotage en monoplace au Castellet, en même temps que le futur champion Didier Pironi.
Bob habille les filles de tenues spécifiques et veille à ce qu’elles ne soient jamais dépareillées. Au Mans, l’écurie frôle l’émeute en faisant pousser la Lancia Stratos sur la grille de départ par des hôtesses moulées dans une combinaison de satin rose. Le Grenoblois a montré la voie. Deux ans plus tard, Paul Newman se présente au départ de l’épreuve mancelle avec des mannequins de Hawaiian Tropic simplement vêtues d’un bikini.
Une reine de la mécanique
Dans le cockpit des voitures, les «Aseptogyl» n’ont pas l’intention de faire de la figuration. Elles sont évaluées, entraînées. Jean-Luc Thérier, sans doute le meilleur pilote de sa génération et l’un des chefs de file de l’écurie Alpine, joue au professeur. Derrière le sourire, la discipline: elles n’ont pas le droit d’amener de fiancés sur les épreuves, ni de prêter les voitures. Celles-ci ne sont rien moins que les modèles du moment. Des berlinettes Alpine que lui confie le constructeur et qu’il peint en rose, rouge et blanc. Le pétrolier Esso finance une grande partie du projet. Tout ce barnum est au service d’une ambition: vendre le dentifrice Aseptogyl.
Une organisation rodée est mise en place, gérée par Claudine Trautmann, puis par Yveline Vanoni. De son côté, Marie-France Chatain, devenue Mme Neyret, s’occupe des relations avec les constructeurs. Les équipages sont aussi mis à contribution. La polyvalence est requise. La famille s’agrandit régulièrement. La pilote Marianne Hoepfner est une recrue de choix. Une reine de la mécanique doublée d’une sacrée résistance. Lors d’une épreuve africaine, elle conduit 33 heures d’affilée. «Quand je suis sortie de la voiture, je ne tenais pas debout.» Les épreuves s’enchaînent à un rythme effréné. Marianne se souvient de ne pas avoir passé plus de trois semaines d’affilée chez elle une saison. «Entre deux courses, il n’était pas rare d’aller chercher une Alpine à l’usine de Dieppe, de sillonner l’Hexagone avec la voiture sur la remorque ou d’aller dans un supermarché assurer l’animation», explique Marie-Odile. À côté de l’équipe de course, Bob crée une équipe bis chargée d’animer les parkings de supermarché avec de jolies hôtesses et des Alpine identiques aux voitures de course. La mayonnaise prend. Les gamins glissent les tubes Aseptogyl dans le Caddie de leur mère. Si la marque commence à être connue, peu de gens savent que c’est du dentifrice. Bob sonne à la porte de la station de radio RTL qui vient d’ouvrir un studio à Lyon. C’est ainsi que la tête de l’animateur Michel Drucker se retrouve sur le capot des Alpine. «En échange, RTL diffusait quotidiennement des messages sur la marque.»
Une Lancia Stratos au Mans
Jamais à court d’idées pour faire parler d’Aseptogyl, Bob met en place un concours avec Paris-Match. Le premier prix est une Lancia fournie par André Chardonnet, l’importateur français de la firme italienne. C’est le début d’une idylle qui passera par l’engagement de cinq Autobianchi A112 Abarth au Monte-Carlo et de Lancia Stratos dans les rallyes et aux 24 Heures du Mans. Christine Dacremont, la plus douée des pilotes de l’écurie, réussit la performance de se classer 6e du Monte-Carlo 1977. Toutes ses coéquipières ne supportent pas le rythme imposé. «Un jour, nous avons été obligés d’en remplacer une par un mécanicien d’Alpine que l’on a habillé de la combinaison rose, d’une cagoule et d’un casque intégral. L’équipage ayant gagné, j’ai dû aller rechercher la copilote pour que les deux filles montent sur le podium», avoue Bob. Devenue chauffeuse de taxi dans le Sud, à la fin de l’écurie, Christine fait encore parler d’elle en évitant à un fidèle client de l’hôtel de Paris de rater son avion à Nice. «Quand le type l’a vue arriver, il ne voulait pas monter dans sa voiture. Il a raconté après qu’il n’avait jamais rien vécu de pareil. Christine lui avait fait la totale, comme dans le film Taxi, mais, là, ce n’était pas du cinéma», dit Bob.
Au gré des lancements de modèles et des accords avec les marques, Aseptogyl roule en Fiat, Alfa Romeo, Citroën, Peugeot ou Iveco. Avec les deux premiers, Bob sélectionne les équipages dans cinq pays européens. Décidément, rien n’est impossible. Au Brésil, il crée l’événement avec trente Fiat 127 aux couleurs Aseptogyl. «Voyant l’engouement que provoquaient ces filles qui couraient sur TV Globo, les patrons de grandes surfaces ont voulu acheter mon dentifrice. Je me suis dégonflé sous la pression du directeur de l’usine. Cela nous faisait changer d’échelle», dit Bob. Finalement, il vend son entreprise au géant allemand Henkel. Aseptogyl disparaît progressivement des épreuves sportives et des linéaires de magasins. Depuis, il n’y a jamais rien eu de comparable. À 87 ans depuis dimanche dernier, Bob n’a rien perdu de son enthousiasme. Il émeut toujours les filles, notamment Pascale, la sienne, qui aura suivi ses traces en devenant championne de France des rallyes.