L’affaire a été conclue, entre amis, lors d’un dîner à l’Élysée. Le publicitaire Jacques Séguéla a contribué activement à la victoire de «La force tranquille» en 1981 et entretient des liens étroits avec le premier président socialiste français, François Mitterrand. Ce dernier se déplace en Renault, mais le cofondateur de RSCG, lui, roule pour Citroën qui veut redorer ses deux chevrons. Les campagnes d’affichage comme les spots télé déploient des moyens colossaux et frappent les esprits.
En 1982, Séguéla met en scène Julien Clerc qui «aime, aime, aime» une BX rouge au volant de laquelle une blonde à l’accent scandinave roule à fond de train sur une plage de Normandie. «Le plaisir, et non la possession, prend alors le volant», dira le publicitaire pour qui «impossible» n’est pas français. Avec lui, les idées les plus folles semblent toujours les meilleures. Il recrute ainsi la star de l’image en technicolor, Jean-Paul Goude, qui s’apprête à travailler sur le défilé du 14 juillet 1989 célébrant le bicentenaire de la Révolution française.
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Fidèle à sa créativité débridée et bouillonnante, Goude fait sortir de la bouche de sa muse, Grace Jones, une CX rugissante en plein désert. Le ministre des Transports, Paul Quilès, crie à «la provocation sans-gêne», devant cet éloge de la vitesse, et la fait interdire… Cela attise l’excitation et l’imagination de Séguéla.
L’année suivante, il emmène la nouvelle AX 5 portes, «révolutionnaire», sur la Grande Muraille de Chine puis sur le toit du monde au Tibet avec ce spot de l’enfant-roi qui mime le «V» de la victoire avec ces deux doigts. Mais c’est grâce au porte-avions Clemenceau que Citroën laisse les téléspectateurs bouche bée.
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Encore une idée de Séguéla, probablement inspiré par le succès du film américain Top Gun et le sex-appeal de Tom Cruise. Pour arriver à ses fins, il demande donc à son ami président, entre la poire et le fromage, de lui «prêter un porte-avions et un sous-marin»! Personne n’a oublié le scénario: une Visa GTI est catapultée, en même temps qu’un petit avion de combat, elle vole au-dessus des flots et se crashe dans la mer avant de remonter à la surface, posée à l’avant d’un sous-marin. «Pour les besoins du tournage, plusieurs voitures ont vraiment été jetées à l’eau, raconte Florence Illemassene, documentaliste de l’émission Culture Pub. Dans les années 1980, les effets spéciaux sont encore très restreints…»
Le poids de la télévision
Cette surenchère et cette culture du spectacle orchestrée par Citroën et Séguéla résument une décennie faste. Le deuxième choc pétrolier est vite absorbé, la croissance économique reprend. Mitterrand mène, au début de son premier septennat, les réformes pour lesquelles il a fait campagne: l’abolition de la peine de mort, l’instauration des 39 heures de travail hebdomadaire, la cinquième semaine de congés payés… De plus en plus de foyers en France possèdent un téléviseur, un lave-linge et une voiture. Les voyages à plus de 100 kilomètres du domicile se multiplient. Et dans le même temps, les trajets courts se développent, sous l’effet de l’étalement urbain. Il devient ainsi de plus en plus fréquent de prendre sa voiture pour aller travailler ou pour faire ses courses dans des grandes surfaces en zones périurbaines. Les citadines font fureur.
Les Français passent de plus en plus de temps devant leur petit écran. Le paysage audiovisuel vit une révolution, marquée par la création de Canal+, la naissance de La Cinq de Silvio Berlusconi et, surtout, la privatisation de TF1 et M6. Monsieur regarde «Le Bébête show», présenté par Stéphane Collaro sur TF1 et les playmates qui s’effeuillent dans «Cocoricocoboy». Madame, elle, fait de la «Gym Tonic» avec Véronique et Davina le dimanche matin sur Antenne 2 et admire les pulls en mohair d’Anne Sinclair qui présente «7 sur 7». La famille dîne devant le journal de 20 heures en compagnie de Christine Ockrent ou Bruno Masure. Et les samedis soir, ils regardent ensemble les vedettes qui se pressent en direct dans l’émission de Michel Drucker, «Champs-Élysées».
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«Avec l’émergence des golden-boys, la publicité à la télévision diffuse une image décomplexée de la réussite et de l’opulence, souligne Florence Illemassene. Et la voiture exprime cette réussite.» Le même ton libre, flamboyant et conquérant, transpire de la plupart des spots, quelle que soit la catégorie de véhicules, des performantes compactes GTI (Peugeot imagine un genre de James Bond au volant de sa 205) aux premières familiales comme l’Espace, des «voitures à vivre» – la belle vie — sur la musique de Robert Palmer.
«Deux styles se dessinent alors, note Hervé Chadenat, directeur de création chez BBDO dans ces années-là. Celui des créatifs qui aiment les images frontales, les messages au premier degré avec des belles femmes, des paysages de rêve. Et, d’un autre côté, celui des nouveaux “créa” qui estiment que les gens sont intelligents et introduisent l’humour dans leur discours, influencés par les Anglo-Saxons.» Le bon goût côtoie le mauvais, sans complexe. Souvent machistes, parfois un peu racistes, certains spots seraient indiffusables aujourd’hui. «Le slogan de Fiat par exemple sur “la voiture qui a quelque chose entre les roues” ne sortirait pas du bureau du stagiaire de nos jours!», confirme Florence Illemassene. À des années-lumière du politiquement correct actuel.
La voiture de la décennie
Le Lion de Sochaux aborde la décennie 1980 les finances exsangues. L’absorption de Chrysler Europe, devenu Talbot, est l’opération de trop. Le groupe PSA Peugeot Citroën perd plus de 2 milliards en 1980. Seul le succès d’un nouveau modèle permettrait au constructeur français de sortir de l’impasse. Cela se produit avec la 205, dévoilée au début de l’année 1983.
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Peugeot sort ses griffes avec cette berline de 3,70 m qui devient la référence sur le segment le plus populaire du marché. La silhouette joliment dessinée ainsi que la grande homogénéité, sans oublier la variété des versions de carrosserie (3 et 5 portes) et de motorisations, y compris une version GTI, et les titres de la Turbo 16 en championnat du monde des rallyes font de la 205 un numéro gagnant. Peugeot n’avait vu ça: ce phénomène automobile sera produit pendant quinze ans à près de 5,3 millions d’unités.