Pilote surdoué, doté d’une résistance à toute épreuve et d’une clairvoyance incroyable, mécanicien hors pair, esprit libre, chef d’entreprise… Le Figaro retrace les grands moments de la vie du pilote automobile le plus respecté de l’histoire. Une légende récompensée par cinq titres de champion du monde de Formule 1 et qui a inspiré l’expression «arrête de te prendre pour Fangio».
Courir pour Ferrari: tous les pilotes de Formule 1 en rêvent. Depuis toujours. Même Fangio? Le champion argentin ne s’est jamais épanché sur le sujet. De toute façon, la question ne se pose pas. Il n’a pas l’intention de quitter Mercedes, avec qui il semble engagé jusqu’en 1958. Le 11 septembre 1955 au soir, sur le circuit de Monza, en Italie, il conclut la saison de Grands Prix par une nouvelle victoire, synonyme de troisième couronne mondiale.
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À ce second titre consécutif sur la monoplace Mercedes W196, il faut ajouter sa contribution à la couronne mondiale des constructeurs acquise par la firme allemande dans les épreuves d’endurance avec les fameuses 300 SLR. Ladomination de l’Argentin sur le sport automobile est totale. En deux saisons, il n’a laissé que des miettes à ses rivaux, remportant dix grands prix sur quatorze départs. Et encore, il aurait puréaliser le grand chelem s’il n’avait pas connu des ennuis mécaniques à trois reprises et s’il n’avait pas «offert» le Grand Prix de Grande-Bretagne à son équipier, sir Stirling Moss.
L’Italie au chevet de Ferrari
Ce jour-là, Fangio couvre toute la course dans les échappements de la Flèche d’Argent de Moss. Deux dixièmes séparent les deux Mercedes au passage sous le drapeau à damiers. Moss n’a jamais su si Fangio lui avait fait cadeau d’une victoire devant son public. L’Anglais dira: «Il a eu l’élégance de ne jamais me le révéler.» Dans son livre, Mes bolides et moi, il raconte «que l’Argentin faisait tout de manière très habile. Il avait tant de force, tant d’intelligence que personne ne pouvait lui être comparé». Au sommet de sa forme et de son art, Fangio est titré, mais à pied. La catastrophe du Mans, qui a fait 84 morts et 120 blessés parmi la foule, a laissé des séquelles et Mercedes a décidé fin 1955 son retrait de la compétition. Quand il rejoint sa ville natale, le champion du monde ne sait pas s’il courra en 1956, ni pour qui. Son avenir est entre les mains de son manager et confident Marcello Gambertone, dit «Giamba», qui étudie toutes les propositions. Conscient de sa valeur, le pilote argentin n’est pas hostile à un contrat en or. Le putsch militaire qui a mis fin au mandat du général Peron et l’a poussé à l’exil quelques mois auparavant lui fait craindre le pire pour ses biens.
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Où aller? Maserati a enrôlé Moss et n’a pas les moyens de se payer la star argentine. Sauvé par un industriel du ciment, Lancia a rangé, au début de la saison 1955, ses monoplaces D50, pourtant présentées comme l’arme absolue avec leur V8 et leurs deux réservoirs, de part et d’autre du cockpit. Reste Ferrari. Là aussi, rien ne va plus. Ses finances sont exsangues. Dans une affaire où le prestige du sport automobile italien est en jeu, le prince Caracciolo, président de l’Automobile Club italien, organise le sauvetage de l’artisan de Maranello. Selon un accord officialisé en juillet 1955, Lancia donne à Ferrari ses monoplaces D50 et tout son matériel tandis que Fiat apporte une subvention annuelle de 50 millions de lires valable cinq ans. Autour d’une équipe de pilotes qui ne manque pas d’allure, avec les jeunes Eugenio Castellotti, Luigi Musso et Peter Collins, Fangio devient le chef de file de Ferrari. Certes, l’Ingegnere italien est vexé de débourser une somme astronomique, Gambertone a exigé la moitié des primes de départ et une prime de saison de 12 millions de lires, mais il vaut mieux avoir l’Argentin avec soi que contre soi. Enzo Ferrari en sait quelque chose. Pour lui, «Fangio a une vision de la course absolument supérieure et un équilibre, une intelligence de la compétition, une sûreté dans la conduite de la course qui sont singuliers». Ces éloges, exprimés dans son livre, Mes joies terribles, se confirment dès le premier Grand Prix de l’année 1956, à Buenos Aires.
Fangio gagne à domicile, mais il doit son succès au fait que Musso lui a passé sa monoplace. À l’époque, les pilotes d’une même écurie peuvent s’échanger leurs F1, mais les points sont partagés. À Monaco, c’est avec la D50 de Collins qu’il termine deuxième! Entre-temps, engagé aussi en Sport (courses d’endurance), Fangio a remporté les 12 Heures de Sebring et terminé quatrième des Mille Miglia. À partir du Grand Prix de Spa-Francorchamps, en Belgique, les relations virent à l’orage entre Fangio et Ferrari. L’Argentin abandonne sur casse de la transmission. Faute de trouver la moindre trace de perte d’huile sur la piste, il conclut à une malveillance de son écurie. Après le Grand Prix de l’ACF, à Reims, où une canalisation d’essence percée gicle sur son visage et ne lui permet pas de se battre pour la victoire, Fangio rumine et déprime. Il se persuade d’être victime d’un mauvais traitement. Protégé de M. et Mme Ferrari, l’Anglais Collins occupe alors la tête du championnat avec 19 points, contre 13 au champion du monde en titre. Peu expansif, ce dernier charge son manager d’exiger de Ferrari un mécanicien attitré. C’est chose faite à partir du Grand Prix de Grande-Bretagne, qu’il remporte avec un tour d’avance sur ses poursuivants. En Allemagne, sur le tracé du Nürburgring qualifié d’enfer vert, il se montre tout aussi intraitable, faisant preuve d’une résistance hors pair en signant une nouvelle victoire après 3 h 38 de course! Aujourd’hui, les Grands Prix ne peuvent pas dépasser le cap des deux heures.
Collins, un seigneur
Le Grand Prix d’Espagne étant annulé, le championnat se joue une nouvelle fois à Monza, le 2 septembre. Fangio occupe la tête avec 30 points, mais, malgré ses 8 points de retard, Collins peut encore être titré, à condition que l’Argentin ne marque aucun point. Sur ce circuit de 10 km utilisant un anneau devitesse, les pneumatiques Englebert des Ferrari souffrent et multiplient les déchapages. Les Italiens Musso et Castellotti, soucieux de briller devant leur public, se brûlent les ailes. En vieux renard de la course, Fangio préserve sa monture. Il est le seul représentant de la Scuderia à échapper à l’hémorragie d’éclatement de pneus. Lorsque la pluie se met à tomber, il évolue à la deuxième place derrière Moss (Maserati 250 F) et il est assuré du titre. Patatras! Au 19e tour, il s’arrête au stand, biellette de direction cassée. On la change et, allez savoir pourquoi, Castellotti repart avec sa voiture. Voici donc Fangio condamné à suivre la course depuis les stands. Musso s’arrête à son tour pour changer ses pneus. L’Argentin s’avance, espérant que l’Italien lui passe sa voiture. Peine perdue. Puis c’est au tour de Collins, qui garde toutes ses chances de remporter la couronne mondiale, de stopper.
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Dans un geste sportif d’une grande noblesse et qui reste dans toutes les mémoires, l’Anglais sort spontanément de sa D50 et en offre le volant à Fangio. Reparti en 3e position, ce dernier remonte à la 2e place. Nouveau rebondissement: Moss est au ralenti, au bord de la panne d’essence. Du jamais vu: l’un de ses équipiers le pousse jusqu’au stand Maserati. Fangio se classe finalement 2e. À 45 ans, l’Argentin devient champion du monde pour la quatrième fois. La fête terminée, Fangio et Ferrari, ces deux ego qui n’ont pas réussi à se comprendre et à s’apprivoiser, se séparent. L’Argentin trouve refuge l’année suivante chez Maserati, où il remporte son cinquième titre. Quant à Peter Collins, il expliquera son geste chevaleresque par le fait que Fangio est le patron de tous les pilotes et qu’il avait encore le temps de devenir champion. Hélas, il se tuait le 3 août 1958 au Nürburgring.
Repères, 1956
GP d’Argentine
1er avec Musso (Ferrari D50)
12 Heures de Sebring
1er avec Castellotti (Ferrari 290 MM)
GP de Monaco
2e avec Collins (Ferrari D50)
1000 km du Nürburgring
2e avec Castellotti (Ferrari 290 MM)
GP de Grande-Bretagne
1er Fangio (Ferrari D50)
GP d’Allemagne
1er Fangio (Ferrari D50)
GP d’Italie
2e avec Collins (Ferrari D50)